Chapitre 46 - Rencontre divine

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Seule sur ma pelouse, je me retrouvais à scruter l'obscurité brumeuse qui entourait le château. J'avais sûrement un air très louche, mais, cachée dans l'ombre, je n'en avais rien à faire. Un reflet d'armure, le chuintement d'une arme, ou l'écho d'une voix un peu trop sévère... Je cherchais une preuve de la présence de la Garde Royale sur la façade. Un moindre petit signe qui aurait pu me dissuader, à l'instant, de tenter ce que je voulais faire.

Je me sentais indécise. D'un côté, je ne me voyais plus faire autre chose que d'y aller, maintenant, tout de suite, mais, de l'autre, je savais que la folie ne s'accordait pas avec ma vie. J'étais un soldat. Un soldat sérieux, rigoureux, qui ne se permettrait jamais de faire une chose pareille...

J'avais décidé que mon service était terminé.

Donc, à partir de ce moment-là, j'étais libre de faire ce que je voulais, non ?

Une partie de la Garde était occupée sur l'esplanade. S'il n'y avait personne sur les murs, mon petit doigt me disait que le reste se trouvait soit dans la salle du trône, soit en observation, en haut des tours. Le vent n'avait pas encore dissipé les nuages. La lune et les étoiles n'éclairaient pas le moindre brin d'herbe. Si je le voulais, je pouvais être invisible aux yeux de ces braves gens, qui guettaient les intrusions à coup sûr.

Il me restait un bandage. En deux secondes, je me donnais davantage l'air d'une momie-soldat mal enrubannée que de Lyruan Walkaerys. Un peu rassurée par mon déguisement, mes pas commencèrent à se diriger droit vers le château, droit vers la fameuse fenêtre.

Mon esprit continuait d'hésiter. Ça ne se faisait pas. Je n'avais pas le droit. Mais, tout en me le disant, je sentais mes pas accélérer. Ce que je devais lui dire ne pouvait pas attendre ? Qu'il fasse jour, par exemple ? Non, il fallait que j'y aille maintenant. C'était plus fort que moi. Effleurant l'herbe en silence, je me mis à courir.

« Je te promets de revenir. »

Ça me prenait tout à coup. Mais cette envie soudaine de rejoindre le château, elle ne sortait pas de nulle part.

Depuis quelques heures, il se passait quelque chose de bizarre.

Ma mémoire revenait.

Régulièrement, je sentais une nouvelle lumière illuminer mes pensées. Par bribes. Petit à petit, ce royaume me devenait familier, plus familier que la maison d'Emile et Jeanne. Les strates, les casernes, le ciel... Des lieux où je n'avais jamais mis les pieds, j'arrivais à les imaginer. Plus tôt dans la soirée, je m'étais revue entourée de soldats au garde-à-vous, ou encore avec Galliem, heureux, boudeur, triste. Toutes mes questions, sur tout et rien, s'étaient remplacées par des évidences. Evidemment que des gradés portaient l'anneau d'or. Evidemment que les banquets se faisaient sur des tapis à même le sol.

Sûrement, j'aurais dû exalter en m'en rendant compte.

Oui, j'aurais dû.

Je ne le faisais pas.

Mon souffle s'intensifia avec ma course. Ces rappels partiels me montraient des choses, mais ils ne me les expliquaient pas. Ils me faisaient ressentir des choses, dont je ne comprenais pas l'origine. Comme ça. Ce sentiment étrange. Cette affection, sortie de nulle part, qui envahissait ma tête, tambourinait dans mon cœur, de plus en plus fort, à mesure que je martelais la prairie en direction du château. Je la ressentais, et ça s'arrêtait là. J'étais incapable de le faire mienne.

Alors, non, je n'étais pas heureuse. Je voulais comprendre. Pourquoi cette émotion, plutôt qu'une autre. Pourquoi, de tous mes souvenirs, celui-ci, progressivement, en venait à annihiler tout le reste.

« Je te promets de revenir. »

Plus la peine de réfléchir. Il fallait que j'aille la voir. Immédiatement. Pour lui dire. Même si la raison exacte qui me poussait à le faire était plus obscure que cette nuit sans lune.

Essoufflée, mon dos se plaqua contre le mur sculpté du château.

Quelques voix du banquet résonnaient vers la façade avant. Fébrilement, je levai les yeux. Les fantômes des rideaux de la fenêtre battaient calmement contre le rebord. De ce côté, tout était silencieux, inerte. Mais je me doutais que ce n'était qu'une apparence.

La lune avait beau sembler encore cachée pour quelques heures, je sentis préférable de rester contre la paroi, dans l'angle mort des tours. L'envie d'avoir à nouveau affaire aux Gardes ne m'étouffait pas, c'était peu de le dire. Doucement, mon pied se hissa sur le rebord de marbre. J'appelai mes ailes ; la furtive lueur verte qui précéda leur apparition me donna des sueurs froides, mais, heureusement, elle ne déclencha pas une alerte. Ma main s'agrippa sur un bas-relief. Prise après prise, avec des battements discrets, je commençai à gravir la façade.

Si on m'avait dit que, sitôt la mémoire revenue, je prendrais des allures de cambrioleuse...

Les rires lointains ne couvraient pas totalement le bruit de mes ailes. Je limitais donc leur utilisation au strict minimum, juste pour m'assurer de ne pas tomber. Étrangement, je me sentais relativement sûre de moi, même si un petit coin de ma tête était toujours en désaccord avec mon escalade aventureuse.

« C'est de la folie pure, Lyruan. Tu joues avec le feu à retourner la voir. Redescends et rentre chez toi ! »

En plein milieu de mon ascension, ce n'était plus le moment pour être prise entre deux feus.

Le rebord de la fenêtre ne se trouvait plus qu'à un court mètre de ma tête. Si proche, je voulus accélérer le mouvement. Mes ailes m'écoutèrent et me propulsèrent davantage. C'était plus physique, mais toujours facile. Même dans la nuit, je repérais facilement où je pouvais prendre prise sur les gravures. Mes gestes me semblaient presque innés.

Puis, alors que je touchais au but, une dernière accroche me fit de l'œil. Juste au-dessus des rideaux, une statue d'ange sortait de la paroi, comme si elle s'apprêtait à s'envoler vers le ciel. Un bon perchoir pour observer l'intérieur. Mais était-elle assez solide pour que je m'y suspende ? Mon coude s'appuya sur le rebord de la fenêtre.

A l'instant même où je le fis, un bruit d'objet métallique résonna de l'autre côté des rideaux. Mon esprit militaire sursauta.

« Une arme ? »

Dans sa chambre ?

— Il y a quelqu'un ? lançai-je d'une voix bien plus forte que prévu.

Aucun mouvement de la Garde au-dessus de ma tête. Le calme plat. Depuis la chambre, le silence, aussi, me répondit.

Mais un silence plus bavard qu'il en avait l'air...

— Habituellement, ce ne sont pas les visiteurs indésirables qui prononcent cette phrase.

Je manquai de m'étouffer.

« Par toutes les plumes de Vendomeland et d'Utopie. »

Cette voix !



L'Angevert - Partie IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant