Chapitre 52 - Un caporal et un sergent (partie II)

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Hormis cette histoire de serment, je pensais que ma journée allait être assez banale. Mais il avait suffi d'une petite heure, ce matin, pour que je me sois retrouvée avec des pouvoirs interdits, et une cape.

— Nom d'une plume de corbeau...

Je m'obsédais encore seule avec ce grade.

Sergent.

Moi, sergent.

Pas soldat, pas caporal, sergent. A peine sortie de ma formation, sergent. Avec du recul, je commençai à comprendre l'amusement des serviteurs. Qui avait déjà vu ça ? Personne. Absolument personne.

Les yeux peints de mes parents croisèrent les miens pour la dixième fois en une minute.

— Est-ce que tu serais vraiment fier ? demandai-je le plus sérieusement du monde à mon père.

Son sourire immortalisé fut ma seule réponse. Des bribes de souvenirs dans la tête, je me tournai vers le chemin de ronde. Et Emile et Jeanne, qu'est-ce qu'ils en penseraient, de tout ça ?

— Maman, papa, soufflai-je en français. Si vous savez tout ce que je vis ici, vous ne me croirez pas. Je deviens complètement fada...

— Qu'est-ce que vous racontez-là, sergent ?

La tête de Galliem apparut contre le rebord du toit.

— Que rien n'est normal dans ce qui m'arrive, caporal, soupirai-je.

— Allons, allons.

Deux ailes et un saut maladroit plus tard, mon frère s'assit à côté de moi, sur notre maison.

— Vous êtes un peu dure avec vous-même.

Le vent faisait voler des restes de sang séché de ses cheveux dans mes yeux, mais le nouveau caporal n'avait pas conscience qu'il s'émiettait. En gamin admiratif, il passa sa main sur ma cape, qui s'échappait de mon poing, dansant dans l'air telle une flamme écarlate. Puis, curieusement, il m'adressa une drôle de grimace.

— Bon, arrête, ça va, là, bougonna-t-il. Te retiens pas. T'as le droit d'être contente.

— Je ne sais pas.

— Moi, je te le dis. Tout le monde sait que t'es même plus douée que ce rouillé de Général. C'était la moindre des choses qu'ils te rendent ton insigne. En plus, ne mens pas, ça t'a fait plaisir. Non, ne mens pas ! s'écria-t-il alors que je pinçai les lèvres. Ça crève les yeux. Madame ne veut juste pas se décoincer, elle est trop fière...

Je sentis mon sourire coupable. Galliem cria sa victoire, puis se laissa tomber sur le toit avec le dynamisme d'un mollusque cuit.

— Tu discutais avec papa ? me demanda-t-il en me prenant le portrait de la main.

Je hochai la tête sans me retourner.

— Maman a l'air gentille, commenta mon frère. Elle a juste l'air un peu... vieille, non ?

— Tu ne l'as pas connue ? m'étonnai-je.

— Non.

Tiens, au ton de sa voix, je sentis le sujet sensible. Pourtant, il poursuivit, sans doute en souvenir de mon intarissable besoin de tout savoir.

— Maman était malade avant que tu naisses. Elle était toute faible, elle se rabougrissait un peu. D'après papa, elle allait bien tout de même, mais elle a craqué quand...

Il se tut un instant.

— Elle a craqué après, quand je suis arrivé.

Un sujet sensible pour lui... Par les cieux, même s'il se donnait l'air du contraire, je sentais que c'était peu dire.

Le soleil se couchait. Galliem n'ajouta rien. Ne voulant pas insister, je ressassais une nouvelle fois les souvenirs de ma journée. Armayos, maintenant mon collègue, avait voulu m'épauler dans mon nouveau rôle, mais mes réflexes étaient revenus au triple galop. Donner des ordres, jouer la sérieuse, ne pas me démonter, même face à un groupe de près de deux fois mon âge... Lyruan le sergent semblait s'être simplement endormie quelque part en moi, en attendant qu'on la réveille. Tant mieux. Le savoir me permettait de calmer ce sentiment d'imposture, qui ne me lâcherait sans doute pas avant un bon moment.

Finalement, l'éclair avait eu plus de bon que ce que je pensais.

Il ne me restait plus que ce petit problème de magie illégale à résoudre...

Galliem se mit à chatouiller mon dos avec son pied.

— Tu étais où, hier soir ? lançai-je l'air de rien pour qu'il arrête.

Ce pouvoir était une vraie bombe à retardement.

— Oh, heu, je me suis baladé. Quand je suis rentré, tu dormais.

Dommage pour Galliem, il ne savait pas que j'avais passé la moitié de la nuit réveillée et, qu'à aucun moment, je ne l'avais vu dans son hamac.

— Intéressant...

Je devais trouver quelqu'un pour m'aider. Au plus vite. Chaque seconde qui s'écoulait me rapprochait potentiellement de la fin de ma vie sur Vendomeland.

Galliem recommençait à me taquiner des orteils. Le moment aurait toujours été mal choisi, mais là, il l'était tout particulièrement.

— Galliem, ça suffit.

Evidemment, il continua. Un frisson m'arracha presque un sourire.

— Galliem !

Parfait. Il s'était arrêté. Heureusement, je me sentais sur le point de craquer.

« Réfléchis, Lyruan. » Mes mains encadrèrent brutalement ma tête. Qui d'assez censé sur ce nuage pourrait m'écouter sans hurler au sacrilège ? La seule réponse, évidente, ne me plaisait pas du tout. Il fallait bien des exceptions qui confirmaient la règle, non... ?

— Galliem, j'ai une question qui va te paraître très bizarre, tentai-je en calculant mes mots. Est-ce qu'il existe sur Vendomeland certaines personnes qui pensent que... l'Angevert n'est pas si divine que ça, ou... qui l'estiment un peu moins ?

Une mini-rafale me souffla à la figure.

— Galliem ?

Je me retournai, et le pied de mon frère me heurta de plein fouet. 

— Non mais c'est une blague ? bondis-je au quart de tour. Tu tiens ta jambe en l'air depuis tout à l'heure pour que je...

Sa peau brillait.

— ... Galliem ?



L'Angevert - Partie IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant