Chapitre 19 - Scīnanham

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Scīnanham, la demeure d'Ulrik Redstig, était sans doute l'une des plus grandes maisons de Gulden Stadsdeel, généralement serrées le long des canaux. Le bourgmestre, ou sa famille avant lui, avait racheté à prix d'or de nombreuses parcelles pour faire construire un vaste manoir. Des lampes à cræft immergées sur les quais teintaient le canal d'une lueur bleue. D'autres lanternes paraient la colonnade qui flanquait l'édifice aux frontons sculptés de reflets. De jour, la pierre d'un blanc immaculé conférait à la bâtisse un aspect féérique, émergeant entre les rosiers qui grimpaient aux grilles ornées d'or — on aurait dit une reproduction outrée du Palais Royal de Caelian.

De nuit, illuminée par un savant éclairage, la maison évoquait la scène d'un théâtre. Chaque statue du jardin faisait saillir les courbes à la blancheur immaculée, une expression de délice ou de terreur. Les arbres paraissaient faits de givre, et les silhouettes aux étoffes tourbillonnantes qui filtraient à travers les fenêtres semblaient sorties tout droit d'un conte.

La soirée battait son plein. C'était le moment parfait pour se glisser dans la maison sans être vue.

Lizzie avançait en silence dans les jardins, se coulant dans les ombres sans difficulté.

Elle avait feint d'aller se coucher tôt, puis s'était faufilée dans le bureau et avait subtilisé des vêtements à Jan. Il n'était pas beaucoup plus grand qu'elle, et même si elle avait dû retrousser les manches de la chemise et que le pourpoint flottait étrangement autour de son buste, cela faisait l'affaire. Les hauts-de-chausse étaient bien trop larges autour de ses jambes, mais elle n'avait guère eut le choix. Elle maudissait Ambroise de ne pas avoir glissé dans son trousseau une des tenues d'homme qu'elle portait lorsqu'ils allaient chasser. Elle avait soigneusement épinglé ses cheveux sur son crâne et les avaient dissimulé sous un chapeau de feutre qui lui tombait devant les yeux. Elle avait passé son poignard à sa ceinture, et glissé une ampoule de poison dans la poche de son pourpoint — au cas où elle ne parviendrait à s'approcher d'Ulrik Redstig en privé, il lui suffirait de lui faire avaler le liquide.

La maison était étroitement surveillée. Des silhouettes se tenaient immobiles dans les jardins, et elle voyait briller des éclats de métal à leurs côtés.

Traverser le portail forgé ne lui avait causé aucune difficulté. Elle avait marché d'un pas vif et sûr, celui que l'on adopte lorsque l'on sait où l'on va, profitant de la présence d'un convive qui entrait en même temps qu'elle. Dès qu'elle avait été suffisamment loin des grilles, elle s'était éclipsée dans le jardin. L'agencement était bien différent de l'ordre millimétré des jardins royaux ; l'architecte avait voulu imiter la nature, formant un ensemble touffu, idéal pour se dissimuler. Un vent frais faisait souffler les branches nues des arbres qui se dressaient à l'avant de la demeure.

Lizzie fondit derrière un buis sculpté en entendant un gloussement.

Les invités étaient sûrement assez éméchés pour qu'elle pût passer devant eux sans se faire remarquer, mais elle préférait ne pas prendre de risque.

— Ne parlons pas de cela ce soir, voulez-vous ? fit une voix en wallend.

Lizzie plaqua une main sur ses lèvres. C'était une voix qu'elle connaissait, elle l'aurait juré.

— Vous aviez donné votre parole. Vous m'aviez affirmé que vous en sauriez davantage.

— Je sais, je sais. Mais cela ne progresse pas aussi vite que je l'espérais. Bientôt.

— Je vous en conjure, soyez prudent.

— Je le suis toujours.

Il y eut un soupir. Un son de baiser. La voix de la femme repris.

La Lame des Bas-Royaumes / 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant