Chapitre 10 - Les illusions

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Le contraste entre la maison de Jan et celle de son père était saisissant. Si l'extérieur était relativement sobre bien qu'imposant, l'intérieur était surchargé. Partout, des tableaux aux murs, et des dorures surchargeant le mobilier. Les pièces étaient spacieuses, et les domestiques affluaient de toutes parts.

Lizzie n'avait guère eu le temps d'observer davantage les lieux, qu'un valet les avait conduits jusqu'à la salle de réception, où une immense table avait été dressée. Le père de Jan se trouvait là ; elle l'avait à peine entrevue au mariage. Il était plutôt grand, plus que Jan, et arborait un début de calvitie au milieu de ses cheveux grisonnants ainsi qu'une fine moustache. Son visage était harmonieux, et ses lèvres fines avaient esquissé un sourire aimable, quoique pincé, lorsqu'ils avaient fait leur entrée. Elle avait réussi à forcer une salutation et à opérer une brève révérence. Ses yeux sombres s'étaient posée sur Lizzie, et il ne cessait de la fixer en silence depuis qu'ils étaient passés à table.

Jan s'était assis à côté d'elle, faisant face à son père. Lizzie sentait une sourde appréhension ronger ses entrailles. C'était stupide, puisque ce mariage ne reposait sur rien d'autre qu'une mascarade, et qu'il ne s'agissait, comme bien des unions, que d'un simple accord économique. Elle n'avait rien à prouver à Geert van Stoker, simplement à se faire apprécier de lui. Elle laissa Jan échanger des banalités avec son père — des questions de commerce auxquelles elle n'avait pas l'intention de s'intéresser.

Enfin, le premier service fut amené. Lizzie s'évertuait à manger correctement, portant une attention accrue au moindre de ses gestes, vérifiant que ses doigts crispés sur ses couverts ne tremblaient pas ; l'homme l'observait, et Jan également. La voix de Geert van Stoker résonna, s'adressant à elle.

— Vous savez manger avec une fourchette ?

Lizzie sourcilla.

— Oui, monsieur.

— Oh. Fort bien. Étrange, pour une... femme de votre condition.

— Père ! Elisabeth vient de la Pension Royale, elle a un minimum de savoir-vivre.

— En Ardrasie, le mot royal n'a jamais été un synonyme de savoir-vivre. On dit que le roi Lancelin préfère manger avec les doigts.

Lizzie sentit ses joues la brûler.

Ce qu'il disait était vrai. Pour autant, elle aurait dû défendre son souverain, ce souverain qui avait pourvu à son éducation, qui avait signé son contrat de mariage et qui l'avait dotée. Ce souverain qui l'avait chargée d'une mission d'importance. Répondez, exigeait Ambroise dans son esprit. Trouvez une réplique qui sauvera votre dignité, et celle du Roi, un trait d'esprit qui le charmera. Mais aucun mot ne parvint à cheminer jusqu'à ses pensées. Elle n'avait pas été assez sur ses gardes, elle n'avait pas prévu ces attaques, et elle s'en trouvait désemparée. Ambroise aurait été exaspéré. Pire que cela, même.

Van Stoker l'insultait. Il l'insultait délibérément. Il n'était pas heureux de leur union, comprit-elle. Elle aurait dû le savoir. Elle aurait dû se préparer à l'instant où elle avait aperçu la posture figée de l'homme, son regard scrutateur. Son regard glissa jusqu'à Jan, qui, les lèvres serrées, foudroyait son père du regard. Peu importe les raisons qui avaient poussé Jan à contracter un mariage avec elle, il l'avait fait sans que son père ne soit impliqué.

— Au moins est-elle présentable.

Lizzie lui aurait volontiers jeté le contenu de son verre à la figure, mais cela aurait été perçu comme la preuve d'un manque flagrant d'éducation. Elle imaginait sans mal le regard outré que lui aurait jeté madame Constance. Au lieu de cela, elle se força à boire une gorgée amère de vin.

La Lame des Bas-Royaumes / 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant