Chapitre 39 - Une lettre et une rose

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Sept mois plus tôt

Le dortoir était vide. Clervie était descendue un instant plus tôt, accompagnée d'une cohorte de jeunes filles. Lizzie avait bredouillé un vague prétexte, et la porte s'était refermée sur elle, la laissant seule. Là, dans le silence qui errait au-dessus des lits vides, elle avait bien cru qu'elle allait s'effondrer.

Mais elle avait serré les dents, et tenu bon. Un coup d'œil par la fenêtre qui jouxtait son lit — ce lit où elle avait dormi dix ans — lui avait offert une vue imprenable sur la diligence qui s'arrêtait à l'instant dans la cour de la Pension. Elle avait passé une main distraite sur la courtepointe brodée. Elle avait refait son lit, comme tous les matins. Comme si elle allait à nouveau se glisser sous ses draps le soir venu.

Elle était restée là un instant, à contempler les grains de poussière qui voletaient dans les rayons du soleil matinal. Lorsqu'elle était enfant, elle était persuadée qu'il s'agissait de fées. Elle avait grandi, depuis.

— C'est l'heure, ma Lizzie.

Lizzie sursauta. Elle raffermit sa prise sur les pans de sa robe, et se tourna vers Adélaïde qui venait de faire irruption dans le dortoir. Les belles boucles rousses de son amie étaient arrangées en une coiffure sobre mais élégante, et ses yeux bleus la dévisageaient avec un mélange de tristesse et de joie. Elle s'empara des mains qu'elle lui tendait, et les pressa dans les siennes.

Elles avaient passé tant d'heures à évoquer leur départ. Dans tous leurs scénarios, Adélaïde s'était retrouvée à ses côtés, accoudée au bastingage du bateau qui les emmèneraient vers le Pays d'en Haut. Elles étaient tombées des nues, des mois plus tôt, lorsqu'elles avaient appris que c'était Clervie qui se rendrait à Fort-Rijkdom. Et Ambroise, que Lizzie avait supplié, n'avait pas daigner donner la moindre explication.

— Tu vas me manquer. Terriblement.

— Je te rejoindrai à l'été prochain. Je me suis vue à Fort-Rijkdom. Je me suis juré de ne jamais sonder ton avenir, mais nous nous y retrouverons, n'est-ce pas ?

Lizzie sourit.

— Bien sûr. Je t'attendrai.

Mais elle ignorait où elle se trouverait, dans un an. Elle aurait voulu figer le temps à cet instant précis, et ne plus jamais avoir à se soucier des minutes, des heures, des jours qui s'écoulaient.

— Ecris-moi, la supplia-t-elle. Raconte-moi ce qu'il se passe ici. Donne-moi des nouvelles.

— Promis. Tu m'écriras aussi, n'est-ce pas ?

— Aussi souvent que possible.

Lizzie battit des cils pour chasser les larmes qui menaçaient de s'y accrocher.

— Nous nous reverrons, la rassura Adélaïde. Le temps passera plus vite que tu ne le penses. Allez, va, maintenant. Tu as un navire qui t'attend.

Lizzie parcourut une dernière fois le dortoir du regard. Elle se souvint, tout à coup, des premières nuits aux sanglots étouffés qu'elle y avait passé. Une éternité de cela, lorsqu'elle n'était encore qu'une petite fille qui croyait aux fées dansant dans la poussière.

Elles passèrent de pièce en pièce, s'arrêtant dans ces lieux qui avaient abrité leur amitié, leurs joies et leurs peines. Une multitude de détails frappait Lizzie — et elle essayait de tout graver dans sa mémoire. Les rideaux de dentelle blanche qui se balançaient dans le courant d'air créé par la fenêtre ouverte de la salle de classe, le dos usé des livres mille fois ouverts sur la bibliothèque, les lattes de bois qui grinçaient sous les pas.

Il lui semblait que tout se délitait sous ses pas, sous son regard, sous sa paume qui se promenait sur le mobilier.

La main d'Adélaïde était accrochée à la sienne. Non : c'était elle qui serrait ses doigts, si fort. Elle ne voulait pas la lâcher. Le poids de ce qui l'attendait l'étouffait déjà.

La Lame des Bas-Royaumes / 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant