« Que chaque année soient choisies des jeunes femmes indigentes, saines de corps et d'esprit et en âge de procréer ; qu'elles soient dotées par nous ; qu'elles soient envoyées dans nos colonies du Pays d'en Haut ; et qu'elles y prennent parti, y fondent famille et y prospèrent. »
Lancelin Ier, par la grâce des dieux Roi d'Ardrasie, en l'an III de son règne
Le pont du navire grouillait de monde. Tandis qu'elle se frayait un chemin dans la foule dense, Lizzie sentait son cœur qui battait à tout rompre au rythme des vagues. Elle dérapa sur le bois rendu humide par les embruns et la pluie, et se rattrapa au mât. Impossible de s'approcher du bastingage tant l'édifice était peuplé.
Lizzie se hissa sur un coffre à l'aide d'un cordage. Là, au-dessus de la nuée des couvre-chefs, elle aperçut enfin la ville.
L'été tirait sur sa fin, et de lourds nuages austères planaient au-dessus des façades serrées les unes aux autres.
Ils avaient longé la côte une bonne partie de la journée, jusqu'à atteindre le port de Fort-Rijkdom. Tandis que le panorama du Pays d'en Haut avait défilé au loin, pâle bande de terre dans le crachin, Lizzie avait été surprise de voir que ce nouveau monde était si semblable à celui qu'elle avait quitté un mois plus tôt. Les arbres, les landes et les falaises abruptes s'étaient succédé, jusqu'à ce qu'apparaisse enfin la cité portuaire, derrière une rangée de navires amarrés.
Le spectacle de la ville était sinistre. Si quelques bâtiments ornés de colonnades, d'or de marbre et de fioritures agrémentaient le panorama, l'ensemble paraissait terne. Au-delà des voiles des pavillons et de l'agitation qui frémissait sur les quais, tout semblait d'un gris uniforme, noyé dans une chape de brume. Fort-Rijkdom n'avait, pour autant que Lizzie pût en juger, pas une allure de cœur économique et diplomatique du nouveau monde.
— Lizzie !
La jeune femme tourna la tête vers Clervie qui, à l'autre bout du ponton, lui adressait de grands signes. Une chevelure sombre était soigneusement épinglée à son crâne, sa main libre tâchant de maintenir en place son chapeau en fourrure de castor.
Lizzie se fraya un chemin jusqu'à elle. Les yeux de Clervie brillaient d'émerveillement.
— N'est-ce pas formidable ?
Cela n'aurait été certainement pas l'adjectif dont Lizzie, si elle avait été libre de donner son opinion, aurait gratifié Fort-Rijkdom. Elle se contenta d'esquisser une grimace, et son amie la prit par la main pour l'entraîner à travers la foule, leur ménageant un passage vers le bastingage à grand renfort de sourires.
Clervie plaqua sa paume sur son cœur, un rire de joie éclatant sur ses lèvres.
— Grands dieux, je n'arrive même plus à respirer ! Nous y sommes enfin, te rends-tu compte ?
Elle hocha la tête, et tourna le regard vers les autres Filles du Roi, agglutinées non loin en un concert de bavardages et de cris enthousiastes contre la rambarde, leurs doigts pointés vers la ville qui se rapprochait à toute vitesse. Lizzie pouvait à présent distinguer les silhouettes qui se pressaient sur le port.
— Tu ne me sembles pas heureuse.
Elle sursauta. Clervie l'observait, les yeux plissés.
— En fait, tu n'as pas eu l'air heureuse une seule fois depuis que nous avons quitté la Pension.
Une vive inquiétude envahit Lizzie. Clervie ne paraissait se soucier que d'elle-même — mais sous cette apparence individualiste, elle prêtait en réalité attention aux moindres expressions de ceux qui l'entouraient. Elle devait à tout prix éloigner les questions qu'elle voyait danser dans les yeux de son amie.
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La Lame des Bas-Royaumes / 1
FantasyChaque année, des jeunes femmes de basse extraction sont dotées par le royaume et traversent l'Entre-Mer pour peupler les colonies du Pays d'en Haut. Un début d'été, Élisabeth Prudence, orpheline de la Pension royale, embarque pour ce nouveau monde...