Chapitre 3 - Le commencement

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"Au commencement étaient le Pouvoir et la Vie, Krafjana et Mercyng.

Krafjana fit jaillir d'elle le Ciel, son fils Skheiven, et la Mer, sa fille Saira. Les deux jumeaux enfantèrent à leur tour.

À son premier né, Sohl, Skheiven offrit le Soleil. Il hérita du pouvoir de son aïeule et dans tous les cieux résonnaient les louanges de ses Arts. Il avait pour sœur Lewyven, déesse de l'Amour et de la Fécondité, et tous deux créèrent une terre riche, belle et fertile.

Ils peuplèrent d'hommes et de femmes le Bas-Royaume, qui était alors une terre unie ne connaissant nulle nuit. À leur image, ces êtres seraient féconds et dotés d'intelligence. Les dieux les aimèrent comme s'ils étaient nés de leur propre chair, et les mortels reconnaissaient en eux leurs parents."


Un vent désagréable soufflait sur la plage. Le crépuscule était là, et l'aube ne tarderait pas à poindre.

Lizzie avait mal partout à la suite de sa nuit passée en prières, ses membres tendus à l'extrême sur le sol de pierre. Comme tous les époux à venir, elle avait invoqué Mercyng et Krafjana, le couple fondateur, source de toute vie. Elle avait aussi murmuré des litanies traditionnelles à Lewyven — déesse de la fécondité — tout en la suppliant mentalement de lui épargner ce fléau.

Les sœurs l'avaient aidée à se vêtir. Le maître tailleur, un homme volubile dont elle n'avait pas réussi à retenir le nom, l'avait martyrisée des heures durant. Elle avait dû rester debout pendant qu'il ajustait l'étoffe, face à une psyché qui lui renvoyait désagréablement son si étrange reflet — celui d'une mariée. Une robe d'un bleu pâle aux motifs d'argent, un voile blanc auréolant son visage, et une bourse sertie de saphirs et de perle nacrées pendait à sa taille. L'ensemble était, de l'avis de Clervie et de Magdalene qui avaient assisté aux essayages avec force commentaires extatiques, absolument somptueux. Lizzie, elle, avait tâché de se contempler le moins possible, mais elle devait reconnaître qu'il était grandiose. La tenue avait dû coûter une petite fortune.

Sint-Rosanna avait fait apprêter une diligence, qui l'avait menée sur la côte à l'est de Fort-Rijkdom. Pour éviter de penser, elle s'était concentrée sur le tissu qui s'épanouissait sous ses doigts, doux et ponctué des contours de broderie argentée. Elle avait laissé sa dague dans son coffre, qui était apporté en ce moment même chez van Stoker — seuls les dieux savaient où. Elle aurait donné cher pour avoir sur elle un objet auquel se raccrocher. Les épingles dans ses cheveux, les étoffes qui recouvraient son corps, le collier qui constellait sa gorge : rien de tout cela ne lui appartenait. Elle était étrangère à elle-même.

Dans le fiacre, les façades serrées le long des canaux du vieux Fort-Rijkdom avaient fait place à des hôtels particuliers — seuls les étages abritant les quartiers des domestiques étaient illuminés en cette heure matinale. Puis, brutalement, il n'y avait eu plus d'habitations. La diligence avait traversé un bois touffu, puis des champs qui paraissaient suspendus au-dessus des vagues. Enfin, la lande.

Et à présent, elle marchait, pas après pas, sur le sable encore humide de la nuit, vers le soleil levant. La mer laissait sur ses lèvres un goût de sel, et la brise cinglait désagréablement l'étoffe de sa robe et de son voile.

Jan van Stoker approchait lui aussi, dans la direction opposée à la sienne. Entre eux était disposé un dais de velours, et tout autour, à bonne distance, une foule. Lizzie avait toujours su que son mariage aurait lieu devant d'illustres inconnus, mais elle aurait donné cher, à cet instant, pour apercevoir parmi les visages ceux de ses camarades de la Pension, ou celui d'Ambroise. Seule Clervie se tenait là, un sourire radieux aux lèvres.

La Lame des Bas-Royaumes / 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant