Huit ans plus tôt
Lizzie n'avait jamais mis les pieds dans la chapelle royale. C'était un édifice fuselé, aux colonnes de marbre serties de tant de sculptures qu'elle n'aurait pas le temps de les détailler. Le contraste était saisissant. À peine quelques années auparavant, elle errait encore dans les rues pestilentielles de Caelian. Mais ici, tout était pur, et lumineux, tout respirait le calme et la majesté grandiose.
Le chœur et la coupole qui s'étendait au-dessus luisaient d'or, et un jeu complexe de vitraux dorés et de miroirs faisait rebondir les rayons autour de l'autel de granit noir qui y reposait. Comme une cage, songea-t-elle. Une cage de lumière.
Ambroise se tenait devant la volée de marches qui y menaient, bien droit. Ses cheveux brillaient dans la lumière, de même que les boutons de son uniforme de la maison du roi, et la poignée de son épée.
Lizzie s'avança dans la nef, ses pas résonnant sous les voûtes de pierre. Du coin de l'œil, elle aperçut les bas-côtés, qui croulaient sous les peintures et les dorures. Son ventre était trop noué, son esprit trop pris de vertiges, pour qu'elle pût seulement comprendre ce que les ornements relataient.
Elle était insignifiante au milieu de ce décor.
Mais lorsqu'Ambroise se tourna vers elle, elle vit dans son regard une lueur qui l'apaisa ; il y avait de la fierté dans ses iris.
Elle s'arrêta devant lui, et esquissa une révérence, avant de relever ses yeux vers les siens. Il était bien plus grand qu'elle. Mais il la contemplait comme si elle était aussi importante que le Roi.
— Êtes-vous prête, Élisabeth ?
Elle se crispa. Elle n'aimait pas qu'il la nomme ainsi. Elle n'aimait pas qu'il la vouvoie. Mais l'occasion était sans doute trop solennelle pour qu'il puisse se résoudre à l'appeler autrement.
Elle acquiesça.
Elle était prête.
Il l'aida à se débarrasser de la lourde cape qui pesait sur ses épaules et qui masquait la tenue qui avait été confectionnée pour elle pour la cérémonie. Il s'agissait d'une simple chemise. L'étoffe immaculée cascadait jusqu'au sol dans des flots de dentelles rehaussés d'éclats d'or.
Lizzie ôta ses chaussures, et sentit bien vite le froid du sol de marbre sous la plante de ses pieds. Ses cheveux étaient lâchés dans son dos. Et le tissu de la robe ne suffisait pas à la protéger des courants d'air, qui hérissèrent la peau de ses bras.
Ainsi dépourvue de tout apparat, elle se sentait nue.
Son cœur palpitait dans sa poitrine.
Une ombre surgit du chœur, vêtue d'une lourde chasuble noire. Elle peinait à discerner le haut de son corps, barré par les rayons de lumière.
— Tout se passera bien, souffla Ambroise à son oreille.
Elle voulut acquiescer. Mais les mots qu'elle retenait en elle depuis des semaines se pressaient sur ses lèvres. Elle devait les prononcer. Au moins une fois. Avant qu'il ne soit trop tard.
— Et si je n'y arrive pas ?
À faire ce qu'elle devait.
Ce que l'Adrasie attendait d'elle.
Ambroise darda sur elle son regard céruléen.
— Vous y arriverez.
— Mais...
— Ne doutez pas. J'ai confiance en vous.
Il posa une main dans son dos, et grimpa à ses côtés les degrés qui menaient à l'autel. — Je serai là, murmura-t-il encore.
Mais Lizzie l'entendit à peine.
Elle avait le souffle court. Elle fit face à la table de granite, si sombre qu'elle paraissait absorber toute la lumière alentour. À sa base, une marche avait été ajoutée.
La silhouette du prêtre était immobile et silencieuse. L'on aurait dit le dieu sombre en personne. À présent, elle apercevait ses traits taillés à la serpe, noyés en partie sous un lourd capuchon. Ses mains étaient livides et décharnées, jointes autour d'une dague à la lame pointée vers le sol. Lizzie frémit.
Ambroise se positionna derrière elle, et déboutonna lentement sa robe, de façon à dévoiler son dos.
Le prêtre posa sur elle son regard. Elle le sentit plus qu'elle ne le vit. Et lorsqu'il parla, sa voix était rauque.
— Ici et maintenant, nous consacrons votre âme et votre chair à Mercyng.
Elle sentit le cræft bourdonner dans l'air. Un goût vif passa sur sa langue, comme celui de la foudre.
— Ici et maintenant, nous faisons de vous la main du dieu sombre.
Aucun autre mot ne fut échangé.
C'était le cræft qui importait.
C'était le sang et le sceau.
Ambroise la fit avancer encore jusqu'à l'autel, elle grimpa sur la plateforme qui avait été aménagée pour elle. À présent, la surface de granite frôlait son bassin. Elle tourna la tête vers Ambroise — elle se trouvait désormais à sa hauteur. Il la gratifia d'un hochement de tête.
Alors elle se pencha en avant, le granite glacé sous ses doigts, sous la chair de ses bras, sous son front. Le froid transperça sa tunique pour meurtrir son ventre et sa poitrine.
La silhouette sombre du prêtre prit place à sa droite.
Le cœur de Lizzie tambourinait contre le granite noir. Elle avait du mal à respirer. Des doigts frôlèrent le dos de sa main gauche, avant de se refermer sur elle. Ambroise. Tout va bien. Tout se passera bien.
Il y eut tout d'abord la morsure du métal froid sur son dos.
Puis la brûlure du cræft. Ardente.
L'incandescence se mêlant au glacial.
La douleur. Vive.
Lizzie ferma les yeux et serra les doigts d'Ambroise. De toutes ses forces.
Elle savait pourtant qu'il ne la lâcherait pas.
Je suis là, Lizzie.
Mais le monde n'avait plus de consistance.
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La Lame des Bas-Royaumes / 1
FantasyChaque année, des jeunes femmes de basse extraction sont dotées par le royaume et traversent l'Entre-Mer pour peupler les colonies du Pays d'en Haut. Un début d'été, Élisabeth Prudence, orpheline de la Pension royale, embarque pour ce nouveau monde...