Dans quelques heures, Lizzie assassinerait Drew Ferian. L'attente se faisait longue.
Lorsque Jan lui avait appris qu'ils devaient se rendre auparavant chez son père, elle avait eut grande peine à juguler son agacement. Ce contre-temps la contrariait. Elle aurait préféré se préparer, plutôt que de soucier de devoir faire bonne impression à celui qui était devenu son beau-père. Mais elle ne pouvait décemment pas l'avouer à Jan van Stoker. Quoi qu'il en soit, le pli qu'Ambroise avait glissé dans ses bagages avant son départ pour le Pays d'en Haut était laconique. De toute évidence, il lui laissait le champ libre pour choisir les modalités de son premier meurtre. Ce serait du poison ; un assassinat rapide, simple et discret. Il n'y avait donc rien qu'elle puisse faire, sinon attendre le bon moment pour frapper.
Le canal scintillait de mille feux sous le soleil de midi, bordé de maisons serrées les unes contre les autres et percées de baies. L'eau se reflétait sur les façades, charriant des effluves douceâtres par la fenêtre ouverte du fiacre. La broche qu'arborait Jan sur son gilet jetait des éclairs agressifs dans son champ de vision.
Lizzie avait revêtue une robe simple et élégante. Une robe du bleu de ciel — du moins tel qu'il était en Ardrasie, car les nuées de Fort-Rijkdom étaient comme plongées dans une grisaille perpétuelle depuis son arrivée. Elle aurait fait n'importe quoi pour marcher un instant sous l'azur de son royaume ; elle aurait donné plus cher encore pour le faire avec Ambroise, dans les forêts et les champs qui bordaient la capitale où ils se rendaient parfois. Tout, plutôt que cette ville sur le point de sombrer dans le chaos — par sa faute.
— Nous arrivons, annonça Jan.
C'était toujours le même paysage raffiné qui s'étendait de part et d'autre de la diligence. Les canaux percés entre les habitations formaient des voies de navigation, mais seules de rares embarcations y passaient ; les cours d'eau paraissaient relever davantage de l'agrément que du pratique. Si elle en croyait Jan, le quartier s'animait surtout à la nuit tombée, lorsque l'élite rijkdomoise se déversait dans les rues pour rejoindre les théâtres et les lieux à la mode, à l'est.
Lizzie prit une longue inspiration.
— Ne vous inquiétez pas. Je suis certain que mon père ne pourrait rêver d'une plus ravissante épouse pour son fils. À ses yeux, c'est sans doute tout ce qui importera.
C'était tout ce qui aurait du compter pour Lizzie. User de ses charmes, profiter des portes que lui offriraient cet homme influent. Pourtant, elle ne put empêcher une grimace de jouer sur ses lèvres.
— Et à vos yeux ? Ma beauté ne vous suffit pas ?
— J'ignorais à quoi vous ressembliez avant de vous voir à Sint-Rosanna, fit-il remarquer. Vous pourriez être laide, soyez certaine que je vous aurais épousée.
Lizzie en fut déconcertée. Son rictus fana. Elle était là depuis des jours, et il était désormais clair qu'aucun d'entre eux n'était pressé de remplir leurs devoirs conjugaux. Si elle n'était ni une parure ni un moyen de lui fournir un héritier comme l'était les autres Filles du Roi...
— Pourquoi cela ?
Jan lui renvoya un regard indéchiffrable.
— Votre dot, si j'en crois les rumeurs. Trois milles livres, une fort belle somme. On dit de moi que je suis un jeune homme particulièrement porté sur l'argent, le saviez-vous ?
Lizzie grimaça encore.
— Je crois que j'aurais préféré que vous m'épousiez pour ma beauté, dans ce cas.
— Je n'ai jamais dit que ces rumeurs étaient fondées.
Le fiacre cessa ses cahots. Il s'était immobilisé dans une rue qui faisait face à la mer, suffisamment loin du centre de Fort-Rijkdom pour que l'étendue d'eau ne soit pas troublée par l'agitation du port. L'une des vues les plus prisées de Fort-Rijkdom. La rue Sint-Saskia était étroite, et ne pouvait être parcourue qu'en un seul sens, comme de nombreuses rues du quartier d'or, ce qui assurait un certain calme à ses habitants. Lizzie jeta un regard à la demeure devant laquelle ils s'étaient arrêtés — de toute évidence celle de Geert van Stoker. C'était un grand édifice, qui tranchait vivement avec l'étroitesse de la ruelle. De toutes les maisons voisines, celle-ci était de loin la plus luxueuse, élégante sans être outrée. Le bâtiment en pierre de taille présentait des sculptures raffinées, et des colonnades jalonnaient la façade percée de nombreuses baies. Un espace de verdure, à l'avant, exposait aux passants des arbres miniatures que l'automne teintait de rouge, et qui avaient le mérite de dissimuler aux regards indiscrets les pièces du rez-de-chaussée.
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La Lame des Bas-Royaumes / 1
FantasyChaque année, des jeunes femmes de basse extraction sont dotées par le royaume et traversent l'Entre-Mer pour peupler les colonies du Pays d'en Haut. Un début d'été, Élisabeth Prudence, orpheline de la Pension royale, embarque pour ce nouveau monde...