Chapitre 35 - Derrière le masque

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— Puissiez-vous, mon amour, être né sans couronne,

Dans la désolation, où Sohl ne rayonne !

Triste destin attend votre âme condamnée

Pour le bien de l'empire à régner sans aimer.

Les mots de la comédienne résonnaient dans la pièce haute de plafond et chargée d'or et de marbre. Le théâtre n'avait rien à voir avec la salle désaffectée, perdue au fond des jardins royaux, dans laquelle Lizzie s'était maintes et maintes fois entraînée avec Ambroise. D'une forme ronde, les balcons croulaient de dorures et de tentures d'azur.

Jan lui tendit les jumelles.

Même sans elles, Lizzie sentait le poids des regards qui convergeaient vers eux. Leur récente disgrâce n'était pas encore effacée des esprits. Il faudrait du temps ; des mois, peut-être des années. Lizzie s'en fichait bien, tant qu'elle était de nouveau libre de ses mouvements. Et Jan... il ne semblait pas plus préoccupé que cela par les regards soupçonneux qu'on lui lançait, lui qui avait l'habitude d'être dévisagé.

Il avait été aisé de rajouter une ligne sur l'inventaire que Lizzie avait rédigé. Son écriture d'alors avait été tout aussi nerveuse que celle avec laquelle elle avait posé le nom de Drew Ferian. Il avait ensuite suffit d'appeler la garde. Lizzie avait inlassablement répété son histoire. Il y avait peu à faire, elle s'ennuyait, et avait décidé de mettre un peu d'ordre dans le monticule de présents qui occupait toujours l'espace de stockage de l'étage. De sa voix la plus candide, elle avait évoqué leur rencontre avec Ferian ; elle qui venait d'arriver à Fort-Rijkdom, elle avait été surprise par sa froideur, et par le mépris ouvert qu'il affichait à l'endroit de Jan van Stoker. La mort de Ferian avait révélé une grande partie des affaires louches dans lesquelles il trempait, et il avait été convenu qu'il avait sans doute souhaité se débarrasser du jeune homme. Lizzie se demandait si les deux Hauts-Régents avaient usé de leur influence pour appuyer cette hypothèse. Elle supposait qu'elle n'aurait jamais la réponse.

Jorgen se tenait sur le balcon d'honneur, en face de la scène. Il était loin, mais le tir serait réalisable. Son cræft réduirait l'imprécision du mousquet, et augmenterait sa portée. Elle n'avait qu'à prier Mercyng pour que sa balle ne fauche personne par accident. Ambroise, songea-t-elle avec amertume, ne manquait jamais sa cible, lui.

Elle avait peu pratiqué le tir, à Caelian. Le bruit des détonations risquaient d'attirer l'attention hors des entraînements des soldats de la caserne de la garde royale, qui auraient fini par s'interroger de sa présence répétée. Parfois, le dernier jour de la semaine, son mentor l'emmenait dans les champs et les forêts qui bordaient la capitale pour qu'elle s'exerçât. Confinée dans l'espace, certes vaste, mais monotone de la Pension et des jardins royaux, Lizzie avait fini par apprécier par-dessus tout ces sorties. Elle avait appris à tuer ainsi, abattant des animaux, ou égorgeant ceux qui s'étaient pris dans les collets qu'Ambroise lui faisait poser. Elle avait failli s'enfuir en courant la première fois qu'il lui avait tendu une lame pour prendre la vie du lièvre qu'ils avaient attrapé, mais la fugace déception qui avait brillé dans les yeux de son mentor l'en avait empêchée.

Lizzie cligna des yeux pour chasser les souvenirs qui affluaient, et se concentra à nouveau sur Andries Jorgen. Une femme et une jeune fille d'une dizaine d'années l'entouraient, vêtues de robes chatoyantes.

— Sa femme et sa fille, chuchota Jan à son oreille au même moment.

Lizzie fut prise d'un certain malaise. Elle n'avait pas anticipé cela.

Comme tant d'autres orphelins, elle avait vu ses parents mourir lors de la Peste. Elle n'avait jamais réussi à se défaire totalement de cette sensation. Du souvenir des yeux qui s'éteignaient. Elle se souvenait à peine de leurs visages ; leurs regards vides, elle ne les oublierait jamais. Et elle n'oublierait jamais non plus ce gouffre froid et vertigineux qui s'était creusé en elle. L'incompréhension, le choc, la peur.

La Lame des Bas-Royaumes / 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant