Chapitre 2 - Une rose sans épines

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« Qu'est-ce que le Pays d'en Haut ? Une terre de prime abord inhospitalière, dont nul mortel ne peut dessiner les confins. Un miracle pour certains, une malédiction pour d'autres. Une perte de temps, une perte d'argent — un gouffre financier ! Une promesse sur laquelle se briseront nos esquifs, une terre sur laquelle notre sang sera répandu sous les lames des sauvages, un sol aride maudit des dieux où rien ne pourra prospérer. Balivernes. Laissez-moi vous dire ce qu'est le Pays d'en Haut : notre avenir. Nous en discernons à peine les infinies possibilités. Désormais, le monde est vaste. »
Svan Dýr, explorateur, Discours au Parlement, Ræfenton, Nærmark


Lizzie souffla longuement pour évacuer la tension qui naissait entre ses épaules. Elle observa son buste qui s'affichait dans le miroir, le col de dentelle blanche qui dépassait de son corset trop serré et qui ne faisait qu'accentuer la pâleur de sa peau. Un collier de perles aux reflets irisés pendait à son cou — elle avait dû cacher la clé de sa cassette sous son oreiller. Son propre regard bleu, où brillait une lueur d'angoisse, la fixait. La ligne de sa mâchoire était contractée au milieu de ses boucles de la couleur du miel, que Magdalene ajustait en une coiffure complexe.

Le reste de son corps était dissimulé par une étoffe somptueuse, d'un bleu damassé sur lequel perçaient des motifs floraux.

Doucement, ses doigts ornés d'un saphir effleurèrent le tissu au niveau de sa cuisse, où se cachait un poignard effilé. Elle portait une lame sur elle depuis ses dix ans. Chaque matin, elle ceignait une petite dague à sa jambe, et ne l'enlevait qu'en allant dormir, glissant l'acier sous son oreiller. C'en était devenu un réflexe, que les semaines de traversée n'avaient pas émoussé. Tant qu'elle serait au Pays d'en Haut, elle continuerait, chaque jour de porter le poids de ce petit étui de cuir contre sa peau. La lame était son talisman. Mais elle était aussi un rappel constant de ce qu'elle était. Une rose dont on oubliait les épines.

Puis elle croisa les mains devant elle, dans une posture sage, presque enfantine. Elle laissa ses traits se détendre, fit jouer un sourire sur ses lèvres. Lizzie Prudence. Dix-huit ans. Orpheline de la Pension Royale.

Voilà ce qu'elle était.

Magdalene agrémenta ses mèches d'une dernière épingle et se recula, avec un acquiescement satisfait.

— Et voilà. Tu es ravissante, Lizzie.

— Tu es prête ? demanda Clervie d'une voix rendue plus aiguë par l'inquiétude. Je n'arrive pas à croire que nous allons enfin les rencontrer !

Comme elle, un époux avait été attribué à Clervie. Un riche marchand de bois dont la famille était établie au Pays d'en Haut depuis des générations, et qui se remariait après son veuvage, feue sa femme ne lui ayant laissé aucun héritier pour perpétuer son empire. La dot royale qui avait été accordée à Clervie était généreuse ; une incitation à faire commerce avec le royaume. Contrairement à Lizzie, on l'avait autorisée à correspondre avec son futur mari, et malgré leur différence d'âge, les deux promis semblaient déjà épris l'un de l'autre.

Lizzie, elle, ne savait que le strict nécessaire de Jan van Stoker. Ce qui importait n'était pas l'homme qu'il était — on le disait taciturne et ambitieux. Non. Ce qui comptait, c'était les portes qu'il lui ouvrirait, en échange de leur mariage et de sa dot de trois mille livres.

Cette pratique était une exception. Les filles à marier ne choisissaient leurs époux qu'une fois arrivées au Pays d'en Haut, ou repartaient en Ardrasie dans le cas contraire. Mais la présence de Lizzie au Pays d'en Haut, elle, ne devait rien laisser au hasard.

La jeune femme observa les jolies boucles brunes qui voletaient en tout sens tandis que son amie rajustait le lacet de sa chaussure. Cela aurait pu être elle, qui cachait une arme sous ses jupons. Lizzie se remémorait parfaitement ce jour où Ambroise était venu tester les fillettes qu'elles étaient alors, et elle se demanda si sa camarade en avait ne serait-ce que le moindre souvenir.

La Lame des Bas-Royaumes / 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant