Chapitre 6 - Une danse et un saphir

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Trois ans plus tôt

Lizzie Prudence tremblait de froid sur le banc du temple soumis aux courants d'air. En cette fin d'après-midi automnale, le climat était glacial, et les braseros disposés devant l'autel étaient bien trop loin pour diffuser une quelconque chaleur.

Adélaïde Grâce appuya son coude dans les côtes de la jeune femme. Ses boucles rousses ondulèrent dans la brise qui se frayait un chemin parmi l'assemblée, lorsqu'elle indiqua l'horloge astronomique qui ceignait le transept à leur gauche. Les aiguilles indiquaient presque six coups. Lizzie soupira. Elle allait être en retard si l'interminable soliloque ne se concluait pas. Sur son pupitre finement ouvragé et frappé de la rose d'or royale, l'aumônier parlait depuis une éternité, d'un ton traînant.

— Pour punir les hommes de leur révolte, Mercyng offrit à Sohl la lune et les étoiles qui éclairaient son domaine, et celui-ci les accrocha à ses côtés dans le ciel, pour que jamais les mortels n'oublient qu'ils vogueraient un jour vers le royaume sombre.

Il y eut un silence, pendant lequel Lizzie promena son regard sur les sept statues sans visages qui ornaient le chœur. Lorsqu'elle s'arrêta sur la sculpture de pierre noire pour contempler le visage sans traits de Mercyng, elle sentit son omoplate la picoter, à l'endroit exact de la marque qui avait été tatouée sur sa peau. Mais cela n'était qu'un effet de son imagination.

De concert avec les autres filles et garçons de la Pension qui se trouvaient dans la chapelle, Lizzie réalisa le signe de Krafjana, son poing droit refermé sur son cœur, et la chaleur qui engourdissait son dos parut refluer. La voix de madame Constance se fit soudain entendre.

— Vous pouvez y aller, mesdemoiselles, messieurs. Mais ne vous éloignez pas trop. Il y a des festivités au château ce soir.

Lizzie jura en son for intérieur. Ambroise n'avait pas jugé bon de la mettre au courant la veille, mais elle se doutait désormais de ce qui l'attendait cette nuit : une épuisante soirée à distribuer des répliques policées, à sourire juqu'à en avoir mal aux joues, et à tout voir et tout entendre. Au moins aurait-elle la satisfaction de pouvoir danser — Ambroise ne lui refusait jamais une danse.

Elle se glissa hors de la chapelle en même temps que le flot d'élèves. Mais au lieu de rejoindre les petits groupes qui se formaient, les uns pour discuter à voix basse, les autres pour jouer ou se promener dans les jardins qui s'étaient parés des couleurs de l'automne, Lizzie s'écarta après un dernier signe de main à l'attention d'Adélaïde.

Elle sauta par-dessus le petit muret de pierre qui entourait la chapelle, ses bottes faisant crisser les graviers du sentier qui descendait en pente douce jusqu'à la grille aux ornements végétaux plaqués d'or qui délimitait l'enclave de la Pension Royale.

Lorsqu'elle fut hors de vue de madame Constance, elle releva ses jupons à hauteur de ses chevilles, et traversa en courant le potager royal puis les jardins, ses narines accrochant dans sa course des effluves de roses éternelles et de romarin. L'air glacé qui entrait par grandes goulées dans ses poumons la frigorifiait de l'intérieur, et elle maudit l'aumônier et ses longs discours, ainsi que l'intransigeance d'Ambroise, qui lui imposaient ce supplice.

Elle suscita une exclamation indignée de la part d'un vicomte qui passait par là, une conquête fraîchement débarquée à Caelian. Tant pis. Ils ne la reconnaîtraient plus tout à l'heure, lorsqu'elle aurait un masque sur le visage, et elle ne voulait surtout pas s'attirer les foudres d'Ambroise en arrivant en retard.

Mais déjà, les six coups sonnaient.

Lizzie força davantage son allure, son souffle formant un nuage blanchâtre dans l'air automnal. Les bosquets se succédaient à toute vitesse, et ses jambes parcouraient d'elle-même le chemin qu'elle avait tracé des centaines, des milliers de fois — elle aurait pu se repérer au sein des jardins royaux dans le noir le plus complet.

La Lame des Bas-Royaumes / 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant