ELEANOR

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-Il n'y a pas que ça... Quand je vais mal, la nourriture m'apaise. Sauf qu'après, c'est encore pire qu'avant. Vous pensez qu'un jour ça ira mieux ? Non, parce que j'ai assisté à des groupes de soutien quand j'étais hospitalisée. Vous savez ce que j'y ai vu ?

Mon psychologue a hoché négativement la tête. J'avais été particulièrement bavarde aujourd'hui et cela devait l'étonner. D'habitude, je n'étais pas celle qui parlait le plus en séances.

-J'ai vu des drogués, des alcooliques... Comme si mon anorexie était une addiction aussi, vous savez. J'ai vu des gens qui finissaient toujours pas replonger au final. Et ils revenaient inlassablement aux réunions. C'était un cercle vicieux, un éternel recommencement. Vous savez, il y avait un garçon là-bas. Nous nous étions liés d'amitié. Il avait eu beaucoup de soucis, sa mère était alcoolique, il avait souffert d'anxiété et de dépression la majeure partie de sa vie. Il avait aussi des problèmes avec la nourriture, il faisait des crises de boulimie. Franchement, il était foutu dès le départ et il le savait. Je détestais ces réunions. Parler de moi, c'était déjà compliqué. Mais alors parler de moi devant tout le monde, c'était pire que tout. Je baissais généralement la tête et écoutais les autres. Mais lui, lui il prenait la parole souvent. Il était né dans la mauvaise famille, il avait tous les mauvais gènes d'à peu près toutes les maladies mentales qui existent sur cette planète. Et pourtant, quand il parlait, il souriait. Lui, il aimait ces réunions. Et je finissais par aimer y aller grâce à sa présence.

Je me suis tue quelques instants.

-Et, ce garçon, que lui est-il arrivé ?

-Il souriait mais au fond de lui, ça n'allait pas évidemment. Il s'est suicidé une semaine après mon départ de l'hôpital. Je l'ai appris comme ça, en ne le voyant pas arriver à la séance de groupe. Mon coeur s'est brisé et j'ai su qu'il n'y avait aucun espoir pour les gens comme nous. Depuis, je ne suis plus jamais retournée à une réunion de ce type.

-Malheureusement, il arrive que le quotidien soit trop pesant pour certaines personnes et qu'elles ne voient juste plus d'autres issues possibles. C'est tragique mais on ne pourrait nier le fait que cela arrive. Néanmoins, pour d'autres personnes, avec le temps nécessaire, l'horizon finit par s'éclaircir. De nombreuses personnes ont du faire face à des maladies mentales dans leur vie et pourtant, elles ont réussi à s'en sortir.

-Je ne sais pas si j'ai les ressources nécessaires pour faire face à tout ça encore une fois...

-Vous êtes ici, non ? Si ce n'est pas dans votre intérêt, pour aller mieux, vous n'auriez pas pris la peine de commencer un suivi avec moi. Il faut beaucoup de courage pour se rendre compte que quelque chose ne va pas en soi. Et encore plus de courage pour essayer d'aller mieux. La solution de facilité serait de se laisser faire, de ne pas combattre la maladie. Vous faites tout l'inverse et cela démontre que vous avez des ressources en effet, plus que vous ne le pensez.

-J'ai vécu une déception amoureuse, récemment, je pense que ça n'a pas aidé, d'ailleurs. Je m'imagine tout le temps avec lui, il occupe toutes mes pensées. Mais ce n'est pas le bon moment. Il a des problèmes à gérer, aussi. Et plus grave que moi, très certainement. Lui dire adieu m'a fait terriblement mal. Nous ne sommes pas de bonnes personnes, l'une pour l'autre.

-Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?

-Je ne sais pas... Peut-être que deux personnes avec des problèmes d'addiction ne sont pas faites pour finir ensemble, vous ne pensez pas ? Ce serait un peu comme... de l'autodestruction ?

-Tout dépend de votre manière de voir les choses. Est-ce que deux personnes qui s'aiment doivent forcément être différentes ? Ou alors, justement, leurs ressemblances font qu'elles se comprennent mieux que personne ?

-C'est une bonne question... Je crois que je ne voyais pas les choses sous cet angle. Je me suis toujours dit que deux personnes avec des problèmes ne pourraient jamais être heureuses ensemble.

-Vous pouvez être heureuse, seule, Eleanor, et vous le serez. Mais les problèmes de ce garçon qui occupe vos pensées ne vous affecteront pas forcément si vous le côtoyez. L'important, aujourd'hui, c'est votre guérison.

-Et vous pensez qu'il peut y contribuer ? À ma guérison ?

-C'est là une question à laquelle je ne peux malheureusement répondre pour vous.

-Je trouve que vous êtes un psy plutôt agréable. Et c'est rare que je dise ça aussi tôt dans ma thérapie.

Il a ri un instant.

-Je prends le compliment, Eleanor. J'ose espérer être à la hauteur de ma collègue qui vous a envoyé ici.

-J'ai vu beaucoup de psychologues, que ce soit à l'hôpital, au lycée ou en-dehors. J'ai mis énormément de temps à trouver quelqu'un avec qui j'étais totalement à l'aise. Vous ne devez pas comprendre vu que vous faites ce métier mais c'est extrêmement compliqué de parler de choses personnelles à un total inconnu.

-Oh, croyez-moi, je comprends bien. Moi-même, je suis une thérapie et la plupart des psychologues en font de même.

-Qu'est-ce qui vous a fait vous engager dans cette voie ? Je sais que, normalement, on est censés parler de moi. Mais ça m'intéresse vraiment.

-Cela faisait très longtemps que c'était un projet pour moi quand je suis arrivé en fac de psychologie. L'envie d'aider les autres m'animait. La perspective d'étudier la pensée humaine... La psychologie est une science fascinante, bien plus que la physique ou la chimie, si vous voulez mon humble avis.

-Je comprends...

J'ai regardé ma montre et l'ai fixé, un moment.

-La séance est finie depuis dix minutes. Vous voulez que je reste dans votre cabinet toute la journée ?

-Mon rendez-vous suivant a été annulé. Je ne voulais pas vous couper dans votre lancée. Ne vous inquiétez pas, ce ne sera pas facturé en plus.

-Très aimable de votre part. Je devrais y aller, du coup.

-Nous nous revoyons la semaine prochaine ?

-Sans faute ! 

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