Odysseis (1&2)

01. Worker

La musique du spectacle s'atténuait tranquillement pour revenir au volume sonore plus doux de la bande son d'ambiance lorsque Kahurangi sortit de l'eau dans les coulisses du grand aquarium. Les deux premières inspirations d'air libre furent désagréables, comme toujours, le temps que ses branchies se ferment pour que ses narines fonctionnent. Puis il amorça le changement, abandonnant sa queue d'écailles vertes pour une paire de jambes solides. Davy avait laissé ses vêtements de rechange au bord du bassin, comme d'habitude, lui épargnant d'avoir à se promener nu dans les couloirs.

Une poignée de minutes plus tard, Kahurangi était debout et habillé, prêt à continuer sa journée de travail. Parce que les spectacles de sirène n'étaient pas sa seule attribution, il était avant tout vétérinaire et soigneur animalier pour tous les animaux du parc Odysseis. Et après son spectacle de l'après-midi, il devait rejoindre Martha auprès des requins pour s'assurer que tout allait bien et que Ness guérissait correctement.

— Kahu, par ici ! s'exclama la soigneuse en le voyant. Viens voir ça !

Elle était accroupie au bord du bassin, dans lequel se trouvaient les quatre requins bleus en convalescence à Odysseis. Kahurangi avait fait partie de l'expédition qui les avait récupérés dans le sillage d'un navire de pêche, les eaux rouges de sang, et les avait ramenés en sécurité dans le parc pour les soigner. Ils testaient actuellement un tout nouveau type de prothèse, destiné à remplacer les ailerons coupés par les pêcheurs, et Ness était leur sujet test qu'ils suivaient avec beaucoup d'attention.

— On dirait que c'est en bonne voie, sourit-il.

À genoux à côté de sa collègue, il observa la petite femelle requin qui nageait tout près d'eux, ravie de leur montrer ses progrès. Elle avait fait du chemin depuis son arrivée à Odysseis et c'était un véritable soulagement de voir qu'elle s'habituait à sa prothèse et parvenait à nager de mieux en mieux. Alors, certes, elle ne pourrait jamais retourner vivre dans l'océan mais elle allait pouvoir couler des jours paisibles dans le lagon du parc et ses petits, si elle en avait, seraient quant à eux relâchés au large pour vivre leur vie.

— Je pense qu'elle est tirée d'affaire, annonça Martha avec satisfaction. D'ici le mois prochain, on devrait pouvoir la transférer dans ton aquarium et l'intégrer au programme de médiation.

La plupart des animaux sauvés par les équipes d'Odysseis devenaient ensuite des ambassadeurs pour leur lutte de chaque instant contre le braconnage, la pollution et la pêche intensive. Kahu avait monté son spectacle avec Mele dans le but de sensibiliser le public au pouvoir de leurs actions sur le monde sous-marin. Les sirènes attiraient surtout les enfants et c'était par leur biais qu'ils essayaient de convaincre les parents. D'autant que ce spectacle avait été plusieurs fois primé pour sa qualité et l'importance de son message, ce qui attirait d'autant plus de public. Les gens venaient voir la sirène d'Odysseis qui était réputée pour son réalisme incroyable (personne ne savait que Kahurangi était réellement une sirène, après tout elles n'existaient pas), et restaient ensuite pour visiter le parc et rencontrer les différents animaux. Même si la majorité de ces personnes ne deviendraient pas des soigneurs ou des défenseurs de la vie maritime, ils étaient tout de même plus sensibles à l'impact qu'ils avaient sur le monde, et comment ils pouvaient le réduire. Comme disait l'adage, les petites gouttes d'eau font les grandes rivières, après tout.

— J'ai commencé à réfléchir à la trame du prochain spectacle, sourit-il. J'aimerais mettre les requins plus en avant, pour lutter contre les idées reçues et aider à les faire connaître. D'ici là, je me disais qu'on aurait le temps de personnaliser un peu les prothèses d'ailerons, puisque de toute manière ils ne pourront jamais retourner dans l'océan...

— Ça pourrait être franchement stylé, approuva Martha. Tu devrais en parler à Caden, je suis certaine qu'il va adorer l'idée et qu'il sera ravi de t'aider à dessiner ces prothèses.

— Je verrai ça avec lui demain, il va rentrer trop tard ce soir et n'aura probablement envie que d'une chose : aller se coucher, ce que je peux comprendre.

Caden, son collègue et meilleur ami, était parti une heure plus tôt à bord du Nausicaa, l'une des deux vedettes du parc, pour une patrouille de surveillance au large des îles avoisinantes. Avec Mele, une autre de leurs collègues, ils devaient sillonner les lagons à la recherche d'animaux blessés ou coincés après la forte houle des deux derniers jours. C'était une mission de routine, qu'ils effectuaient environ une fois par semaine, mais cela demandait une surveillance de chaque instant, plusieurs heures de plongée dans la journée, et c'était éreintant. Pour cette raison, ils tournaient afin d'éviter que ce soient toujours les mêmes qui s'y collent, et Kahurangi aurait dû y participer aujourd'hui si ce n'avait pas été un mercredi, jour de spectacle.

De toute manière, comme il vivait littéralement dans le parc, il était de garde quasiment tout le temps, alors personne ne lui en tenait rigueur lorsqu'il loupait un roulement de patrouille. Sans parler du fait que, en tant que sirène, il était celui qu'on appelait à la rescousse pour les sauvetages compliqués ou dangereux qui demandaient de la dextérité sous l'eau ou d'approcher des animaux qui pouvaient présenter un danger pour ses collègues humains.

— J'espère que leur patrouille se déroulera sans anicroche, approuva Martha alors qu'ils descendaient l'escalier au long du bassin. Non pas qu'on manque de place pour accueillir de nouveaux pensionnaires, mais c'est toujours une bonne chose de rentrer le soir sans un blessé à sauver d'urgence.

— Dans tous les cas, le bassin hôpital est vide et prêt à recevoir des patients, sourit Kahurangi. Comme toujours.

Le parc disposait d'un immense bassin destiné à accueillir des animaux blessés ayant besoin de soins, mais aussi des plus petits qui permettaient d'isoler les patients qui souffraient de pathologies différentes afin de ne pas risquer un contact forcé, une contagion malencontreuse ou d'aggraver une blessure. Étant donné la tempête qu'ils avaient eu quelques jours plus tôt, Kahurangi serait étonné de voir la Nausicaa rentrer au parc sans avoir à son bord une tortue blessée ou un dauphin désorienté. Il avait prévu sa soirée en fonction et comptait deux heures libres de toute occupation pour pouvoir rejoindre l'équipe du soir si nécessaire.

En attendant, il avait du travail, à commencer par la tournée des bassins et aquariums pour nourrir tout le monde et s'assurer qu'il n'y avait pas de problèmes. En règle générale, le public était plutôt respectueux des lieux, mais il arrivait toujours un crétin qui tapait sur les vitres ou qui s'amusait à balancer des trucs dans l'eau, alors il fallait toujours rester attentif. De plus, en tant que soigneur, il lui incombait de répondre aux questions des visiteurs, même celles qui étaient franchement stupides, et il n'aurait jamais pu passer inaperçu parce qu'il était trop grand, trop musclé, et que son t-shirt du parc était d'un bleu vif immanquable. Mais il aimait bien arpenter les couloirs du parc avec un seau de friandises à la main et dispenser des bribes d'informations à qui en voulait. La plupart des gens se montraient attentifs et polis, ce qui était probablement dû à sa stature impressionnante et à son aura de sauveteur, ce dont il n'hésitait jamais à profiter.