Chapitre 36: Deux sœurs

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Certaines personnes sont faites pour être oubliées. Elles ne sont que des faire-valoir, des personnages secondaires, des spectateurs de leur propre vie. Telles des ombres, elles n'existent que parce que d'autres sont sous les feux des projecteurs. « L'amie de... », « la femme de... », « la collègue de... », « l'associée de... ». C'est ainsi que la société désigne ces gens sans importance pour elle. Être catégorisée ainsi était la phobie de Chloé. Elle souhaitait être une protagoniste, une leadeuse, quelqu'un dont les actes resteraient dans les mémoires. La simple pensée d'être oubliée de tous la terrifiait. Petite, elle faisait souvent des crises d'angoisse au cours desquelles elle s'imaginait perdue, seule et abandonnée pendant que ses parents s'amusaient sans elle.

Alors, pour surmonter ses peurs, les médecins lui avaient conseillé de s'affirmer à l'école afin de se faire remarquer. Elle avait également pris des cours de théâtre, de chant et de danse. Autant d'activités qui lui demandaient de se mettre en avant, de captiver l'attention des foules et susciter l'admiration. Et cela avait marché. À son entrée au collège, Chloé avait immédiatement été catégorisée parmi les filles « populaires », celles qui attiraient les regards et dont tous les garçons tombaient amoureux. Il fallait dire que son physique très avantageux l'y aidait grandement. Toutefois, elle se sentait incomplète. Elle avait beau être sur le devant de la scène, entourée « d'amies », quelque chose lui manquait. Elle n'était pas aussi heureuse qu'elle le laissait croire. Quand il y repensait avec du recul, elle était même malheureuse. Ce qu'elle faisait ne lui plaisait pas. Mais elle craignait tant retomber dans l'oubli en arrêtant qu'elle se forçait à continuer.

Ce passage à vide poursuivit Chloé jusqu'à la fin de la sixième. Un soir, alors qu'elle s'entraînait seule comme chaque vendredi au chant dans la salle de musique, quelqu'un frappa à la porte. La jeune fille alla ouvrir, prête à râler sur l'élève qui avait osé l'interrompre. Elle avait réservé la pièce pour la soirée, ce n'était pas pour être dérangée. Elle se retrouva alors nez à nez avec une de ses camarades de classe. Cependant, Chloé ne parvenait pas à remettre un prénom sur son visage si banal qu'elle avait l'impression de l'avoir vue des centaines de fois. L'inconnue regarda par-dessus son épaule d'un air perdu, ce qui eut le don de l'agacer davantage.

— Est-ce que je peux t'aider ? lança-t-elle sèchement. Tu m'as coupé dans mes répétitions, là.

— C'est ici le club de basket ? couina la fille, surprise par le ton employé.

Chloé fut si décontenancée par cette question qu'elle se transforma en poisson-chat.

— Hm... ça ne ressemble pas trop au gymnase... Est-ce que je me suis trompée ?

— N... Non, tu crois ? bafouilla la blonde, qui commençait à se demander si son interlocutrice ne se moquait pas d'elle. C'est la salle de musique. Ça ne se voit pas ?

— Ah ! Je me disais aussi que c'était bizarre d'avoir un piano dans un gymnase !

— T'es vraiment sérieuse ou tu te fous de moi ? On est en mars ! Ça fait huit mois qu'on est là !

— Sept, en fait, rectifia la fille banale avec un sourire narquois.

— Je m'en fiche ! Comment tu peux te perdre encore alors qu'on a sport toutes les semaines !

— Eh, l'école est ultra différente quand il y a plus personne, protesta-t-elle en gonflant les joues comme une enfant.

— Tu es au courant qu'on est au troisième étage et que le gymnase est au sous-sol ? Tu es sûre que tu ne veux pas que je t'emmène à l'infirmerie ? T'as l'air d'avoir pris un mauvais coup sur la tête, grimaça Chloé, qui commençait à être sérieusement concerné par la santé mentale de sa camarade de classe.

Cogito Ergo VivoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant