Chapitre 14

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Aelys

Évidemment, je me suis réellement étouffée en buvant mon jus de fruit. Sans une pointe d'humiliation ce ne serait pas drôle, n'est-ce pas ? Par contre, la raison pour laquelle j'ai avalé de travers, n'a absolument rien à voir avec une quelconque intensité dans le regard de Nolan, mais tout à voir avec ses paroles...

— On était là parce qu'on suivait un avocat véreux, Robert Lawrence, qui devait sans doute rencontrer certains de ses associés ce soir-là, dans ce bar. Sauf que, quand je t'ai aperçu, j'ai complètement oublié la mission. J'ai tout de suite su... Ça a été, comme qui dirait, un véritable coup de foudre.

C'est là, à ces mots, que je me suis noyée dans le jus de fruit.

Un coup de foudre ! Bordel...

Bon, je ne refais pas le tableau. J'ai craché mes poumons en tentant de ne pas perdre toute ma dignité dans la manœuvre, pendant que Nolan se levait pour me demander si ça allait, et frotter doucement mon dos. C'est à cet instant qu'il s'est rendu compte que j'étais frigorifiée. Oh oui, on était loin de l'ambiance torride de mon rêve, personne n'a retiré de vêtements !

Je sais que je passe pour une dingue. Après tout, tout le monde rêve, plus ou moins secrètement, de tomber follement amoureux au premier regard d'une personne exceptionnelle. Attention, loin de moi l'idée de juger qui que ce soit, je ne me le permettrais pas. Parce que, si aujourd'hui je suis allergique à ces mots, j'ai, moi aussi, eu envie d'y croire à une époque. J'ai même été persuadée, pendant pas mal de temps, que ça m'était arrivée, alors...

D'ailleurs, c'est comme ça que Ben me surnommait, j'étais son « petit coup de foudre » (oui, Nolan n'aurait vraiment pas pu plus mal choisir ses mots). Au début, j'y ai cru, d'autant plus que Benjamin était réellement arrivé dans ma vie par hasard. Du moins, c'est ce que je pensais, c'est seulement des années plus tard − six, pour être exacte − que j'ai appris la vérité.

Je venais de fêter mes vingt-trois ans, ça faisait quatre ans que nous vivions ensemble dans notre petit appartement et, maintenant, je peux me l'avouer, rien n'allait. Je me tuais à petit feu entre les cours, les tâches ménagères, et le boulot que j'avais pris à mi-temps dans un café pour pouvoir payer ma part du loyer. Les parents de Ben étaient – sont probablement toujours – plein aux as, c'est donc eux qui payait sa part. Je ne m'attendais pas à ce qu'ils paient pour moi, qu'on soit bien tous d'accord. Le truc, c'est qu'ils profitaient de cette excuse pour qu'on passe, littéralement, tous nos week-ends chez eux. Résultat, je ne voyais plus ma propre famille. Enfin, j'ai tenté un truc une fois, inviter mes parents et ceux de Ben chez nous, sauf que ma mère n'a pas pu s'empêcher de reprocher à ma belle-famille d'accaparer tout notre temps. Ça a mal fini, je n'avais pas la force de réitérer. Bref, je n'avais pas d'amis, je ne voyais plus ma famille, je n'avais donc que lui.

Sauf qu'avec lui non plus, rien n'allait. À la fin, il avait plus le statut de tyran que celui de petit ami. À force de vouloir me modeler pour que je colle à l'image de la parfaite copine, histoire de ne pas décevoir ces parents – on va y revenir – je n'étais même plus capable de prendre une décision basique sans lui demander son avis, ou plutôt, son approbation. Je n'avais pas le droit de m'habiller comme je le souhaitais, d'ailleurs, les week-ends chez ses parents, c'était tailleur obligatoire, avec chaussures à talons. Mais attention, il y avait des règles, jupes pas plus haute que les genoux, et talons pas plus haut que cinq centimètres. Le seul jour où j'ai tenté une paire de chaussure (absolument magnifique soit dit en passant) avec des talons plus haut, Ben m'a demandé si j'étais une traînée. Sympa l'ambiance, hein ?

Tout ça pour dire, qu'il choisissait mes fringues, prenait les décisions et, aussi souvent que possible, parlait à ma place. J'étais la réincarnation vivante de l'expression « sois belle et tais-toi ». Au lit, notre relation n'avait jamais été digne d'un grand feu d'artifice, mais ça avait le mérite de le détendre. Il était souvent à fleur de peau, la pression constante que ses parents lui infligeait, justifiait qu'il me contrôle et, à l'occasion, me hurle dessus.

Ne soyez pas trop dur dans vos jugements, à dix-sept ans, je n'avais pas compris qu'il pouvait être aussi toxique pour moi. Et plus tard, j'étais persuadée qu'il était indispensable à mon existence.

C'est le sexe qui aurait dû me mettre la puce à l'oreille. Pendant un temps, nous étions réglés comme des horloges. Tous les lundis et tous les jeudis, à vingt-trois heures, nous « faisions l'amour ». Puis, ça a été les lundis et les jeudis une semaine sur deux, pour finir par ne plus nous toucher. Je ne sais pas quand nous avons commencé à négliger cette partie-là de notre couple, j'étais bien trop épuisée pour y réfléchir de toute façon, ou me rendre compte de quoi que ce soit.

Mais ce fameux soir, juste après mes vingt-trois ans, il a reçu un message sur son téléphone de « bébé ». Non, il ne doutait de rien. Et le pire, c'est que sur le coup, j'ai ressenti une telle vague de jalousie, que c'en est ridicule. Je me souviens de la scène comme si c'était hier. Il était assis à la table de notre cuisine, je suis passé derrière lui juste au moment où le message arrivait. D'abord décontenancée, j'ai pris mon courage à deux mains pour lui faire face et lui demander qui était cette personne. Encore aujourd'hui, j'ai des plaques d'urticaire qui apparaissent quand je repense à sa réponse...

Ça ne te regarde pas.

Il a haussé les sourcils, comme si ma question était réellement surréaliste.

Ben, je crois qu'il faut qu'on parle.

Ooooh... Tu crois ? Écoutes, j'ai pas envie de perdre mon temps avec toi, je suis claqué. T'es mignonne et tu plais à mes parents, c'est l'essentiel. Pour le reste, t'es insipide et franchement coincée. Ah, ben tu vois, finalement, on a parlé.

Il a marqué une pause, avant de reprendre en souriant bêtement :

Au fait, je sors ce soir.

T'étais pas claqué, connard ?

Oui, c'est aussi ce soir-là, que la mégère est entrée dans ma tête.

Il a baissé le regard sur son téléphone. J'avais eu assez d'attention de sa part pour aujourd'hui. C'est là que l'absurdité de ma situation m'a frappé. Ma pseudo-jalousie a fondu comme un glaçon dans le désert, je crois que je n'étais même pas blessée par ses paroles. En fait, je me suis simplement rendu compte que nous faisions tous les deux semblant, et qu'il venait de mettre fin, lui-même, à ce jeu malsain qu'était mon quotidien.

Je l'ai laissé aller prendre sa douche, continuant silencieusement à débarrasser la table de notre dîner. Mais contrairement aux apparences, mon cerveau était en surchauffe, je réfléchissais à toutes vitesses aux options qui s'offraient à moi. Je ne vais pas vous le cacher, il n'y en avait pas cinquante. Je n'avais toujours pas d'amis, les seules personnes que je connaissais dans les parages, étaient justement des amis ou de la famille de Ben. Bien sûr, je n'avais pas le permis à cette époque, à quoi bon ? J'habitais au centre-ville, il y avait tous les transports en communs à quelques pas de chez moi, et puis, en cas de besoin, Benjamin était là pour m'emmener.

Une fois mon tyran disparu, sans un mot, de l'appart, c'est mon père que j'ai appelé pour venir me chercher. Il était déjà tard, et il avait quasi une heure de route à faire, mais la seule chose qu'il voulait savoir au téléphone, c'était si j'étais en sécurité. Ce que je lui ai affirmé sans hésiter.

Quelle erreur de ma part ! Dans ma précipitation à balancer le plus d'affaires possible dans ma valise, je ne m'étais pas aperçue que Ben avait oublié son smartphone dans la salle de bain. Il est revenu au bout de trente minutes à peine, tandis que j'étais en train de vider mes tiroirs, ce qui ne lui a pas plu.

En passant la porte, il a tout de suite percuté, il savait ce qu'il se passait. Son visage s'est transformé d'un coup, défiguré par la colère. Il ne m'avait jamais frappé, mais mon instinct – et la mégère fraîchement arrivée – me hurlaient de me barrer. Au début il n'a pas crié, il s'est contenté d'essayer de me bloquer dans la chambre. Heureusement pour moi, je suis plutôt petite, je n'ai donc eu aucun mal à lui échapper. En revanche, ce connard était bien plus rapide que moi et je me suis retrouvée prise au piège dans la cuisine. Mon téléphone trônait au milieu de notre petite table, mon regard désespéré est tombé sur lui au moment même où Benjamin le récupérait. Les doigts crispés sur l'objet de tous mes espoirs, il a commencé à me demander pour qui je me prenais, et quel genre de salope j'étais pour oser vouloir le quitter.

C'était des questions rhétoriques, je ne me suis donc pas embêté à répondre. De toute façon, il poursuivait déjà, en postillonnant à foison sur le plateau de particules, imitation chêne, de notre table, que ça ne pouvait pas arriver, qu'il m'avait choisi justement pour que ça n'arrive pas...

Be my fatality...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant