Chapitre 2 : Comme deux étrangers

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Je vais tuer Yasuël. Peu importe l'endroit où il se cache. Peu importe le nombre de Créatures à son service. Il ne m'échappera pas et je lui ferai payer au centuple ce qu'il me fait endurer. Cette boursouflure des ténèbres n'aura pas le droit à une mort rapide ! Il partira, lambeau par lambeau.

                                          Sylvène de Trémel, Humain, Général des Protecteurs de la ville d'Aurore


De nombreuses rumeurs circulaient à propos des Pierres Silencieuses. Même si les Humains n'avaient plus accès à ce territoire perdu dans les terres sauvages depuis la fin du quatrième âge, les vieilles superstitions restaient tenaces. La plupart des cauchemars d'enfance de Sylvène avaient eu pour décor les ruines de la forteresse de Baral et les hautes flammes des bûchers dressés dans sa cour. La faute à une veillée hivernale dans le château d'Aurore et à un conteur d'histoires un peu trop talentueux... Le Général se souvenait encore de ses cheveux qui s'étaient dressés sur sa tête au fur et à mesure que le vieil homme décrivait avec moult détails la mort atroce des alchimistes de Baral, des frissons qui avaient parcouru son corps, de son cœur battant la chamade. Ses parents avaient eu beau le rassurer, les terreurs nocturnes qui s'étaient emparées de lui à l'époque avaient été les plus atroces de son existence. Vingt-cinq ans plus tard, Sylvène ne croyait plus guère aux fantômes et aux malédictions. Son quotidien était suffisamment peuplé de monstres et il n'avait plus le temps de craindre les personnages des histoires des âges anciens. Aussi, cette nuit-là, ce n'était pas les esprits vengeurs des alchimistes brûlés vifs qui le préoccupaient, mais plutôt la Créature qui habitait les lieux.

Cela faisait plus d'une heure que Sylvène marchait et il n'avait pas encore rencontré âme qui vive. Après une longue hésitation, il avait attaché son cheval à l'entrée du territoire, désireux de s'aventurer seul dans la forêt. Pour ce qu'il avait à y faire, Azurian ne lui serait d'aucune utilité et risquait surtout de le gêner. Le Général ignorait s'il survivrait, mais, pour cette nuit, il était persuadé que plus le cheval serait loin de lui, plus celui-ci aurait de chances de s'en sortir vivant. Il s'était donc glissé seul sous les frondaisons.

Avant l'âge de la lune, la forêt des Pierres Silencieuses se nommait la forêt des Pierres de Vie. La forteresse de Baral était un des hauts lieux de Brul, place stratégique du commerce de ce royaume et du savoir des alchimistes. Quand l'épuration avait frappé, la plupart des savants avaient été réduits au silence par une foule haineuse et vengeresse. Les Créatures avaient envahi la région et la forteresse s'était retrouvée livrée à la forêt. C'est à cette époque que le lieu avait gagné son nouveau nom, porteur de mort et de tristesse et, de ce que Sylvène pouvait pour le moment en juger, c'était un nom mérité. Un silence oppressant régnait dans la forêt, lui mettant les nerfs à vif. Seul le frémissement du vent dans les branches des arbres troublait l'inquiétante quiétude du territoire. Il n'avait vu ni animaux, ni Créatures. L'endroit était désert, menaçant. C'était la première fois que Sylvène se risquait seul en dehors du royaume humain et jamais il ne s'était aventuré aussi loin dans les territoires sauvages. Son instinct lui criait de faire demi-tour et de chevaucher à bride abattue vers la cité la plus proche. Il devait se faire violence pour continuer à avancer. Il savait qu'il se précipitait droit dans la gueule du loup et pourtant il devait y aller.

Dans les premiers jours qui avaient suivi l'attaque d'Aurore, Sylvène avait tout fait pour se faire entendre auprès du Hautseigneur Ménéagan de Barallac. Usant de sa position et de l'influence de sa famille il avait tenté par tous les moyens de le faire céder à ses supplications. Il voulait qu'on lui confie des soldats. Que Ménéagan lui laisse le commandement d'une de leurs garnisons pour mener une battue et il retrouverait les Créatures qui avaient osé s'en prendre à leur cité ! Mais le Hautseigneur, malgré l'amitié et le profond respect qui les liaient, était resté sourd à ses demandes. Les lois étaient claires : les Humains emportés par les Créatures étaient perdus. Nul ne devait se lancer dans une vaine quête pour retrouver leurs corps et se venger. Dames Lyliane et Faéline de Trémel étaient mortes et rien ne pourrait changer ce funeste coup du destin. Même s'il partageait sa peine, Ménéagan refusait catégoriquement de perdre son Général et toute une garnison en les laissant s'aventurer dans les territoires sauvages. Sa décision était irrévocable et Sylvène n'avait rien pu faire. Alors... Alors le grand Général avait dû commettre l'irréparable.

AMBRÛME : Le sang des TrémelOù les histoires vivent. Découvrez maintenant