Chapitre 33 : Rage aveuglante

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Flashback

C'était une nuit paisible pour le Maître Solvmorläs, qu'il passait seul, dans les rues confinées d'un bourg perdu en plein cœur de la Pennsylvanie. Cela faisait quatorze ans, depuis son réveil traumatique sous le drap d'un lit mortuaire.

— J'ai su que vous alliez vous transformer quand j'ai vu que vos plaies se refermaient toutes seules, lui avait dit le thanatopracteur.

Depuis, son existence n'avait été qu'une suite interminable de nuits endeuillées, de regrets, de souvenirs. Sun était enterrée dans son village de naissance et il revenait tout juste du cimetière, après s'être rendu sur sa tombe pour déposer des fleurs, comme il le faisait chaque année, le soir de son anniversaire. Beaucoup de gens enviaient sa condition, car la nature des vampires, non contente de les rendre terriblement puissants et indécemment beaux, les libérait de l'angoisse de la mort. Dans les faits, les vampires finissaient toujours par mourir. La cause la plus répandue demeurait le suicide. Parfois, c'était l'œuvre des chasseurs. Parfois encore, des conflits d'intérêts, affaires d'argent et de patrimoine, qui poussaient ses pairs à s'entretuer. Parfois encore, de banals accidents impliquant l'astre solaire.

Toujours était-il que les années étaient passées sans l'abimer et Kadvael remerciait sa condition. Être un vampire de naissance lui conférait également le privilège de la noblesse, ainsi que la fortune qui y était associée. Tout, dans cette situation, lui souriait et pourtant, il ne parvenait pas à être heureux. Il ne pensait qu'à Sun. Elle avait emporté dans sa tombe la partie de lui qui voulait vivre. Il n'avait contacté personne, après son retour. Ses parents le pensaient morts, ses amis également. Officiellement, il avait été enterré et on n'avait pas vu le corps, car trop abimé.

Quand un humain revenait sous forme de vampire, ce qui était extrêmement rare, il n'était pas contraint d'en informer ses proches, car il n'appartenait plus à la société humaine. D'un point de vue juridique et administratif, il n'existait plus. C'était la société vampirique qui le prenait entièrement en charge. Pour elle, il venait tout juste de naître. Kadvael avait choisi de garder son nom, mais il aurait tout aussi bien pu en changer.

Il ruminait sur l'ironie de se voir offrir une éternité sans Sun, quand il avait toujours eu l'impression qu'une vie entière avec elle n'aurait jamais suffi, lorsqu'il entendit des rires. Il se trouvait dans une venelle tortueuse avalée par l'obscurité, qui débouchait sur une zone chaleureuse et illuminée. Kadvael s'approcha et découvrit deux restaurants, ainsi qu'un café, réunis autour d'une placette. Les trois terrasses n'étaient pas combles, mais elles étaient animées. Des lampes posées sur les tables déployaient leurs halos dorés, les gens discutaient, l'air était doux. L'atmosphère décontractée lui donna envie, l'espace d'un instant, d'aller s'asseoir lui aussi. D'oublier ce qu'il était. Il fit un pas dans la lumière et se figea. Assis un peu plus loin dans le restaurant, autour d'une petite table ronde couverte d'une nappe à carreaux, se trouvaient Keith et Catherine Ellis. Son ancien beau-frère et son épouse. Kadvael recula immédiatement pour se fondre dans la pénombre, les yeux rivés sur eux comme sur deux fantômes un peu vieillis. Le vampire ne voulait surtout pas être vu. Qu'allait-il leur dire ? Un malaise étrange s'immisça en lui, sa gorge se serra. Il avait honte. Il s'en voulait, parce qu'il ne leur avait jamais révélé qu'il était encore de ce monde. Ses amis, comme sa famille, avaient dû supporter le poids de son deuil parce qu'il s'était senti trop misérable pour oser leur faire face.

Les premières années en tant que vampire avaient été terriblement difficiles. Passer par la mort l'avait tant déconcerté qu'il avait cru frôler la folie. Il s'était réveillé avec une soif incontrôlable, un animal dévorant tapis au fond de lui et suffisamment de force pour soumettre ses victimes. Pendant un temps, il n'avait osé s'approcher de ses proches par crainte de les tuer. Les années s'étaient écoulées et, lorsqu'il s'était senti prêt à revoir ses parents sans risquer de s'en prendre à eux, ils les avaient aperçus, depuis l'extérieur de la fenêtre, à fêter Noël avec le reste de la famille. Ils lui avaient semblé heureux. Quatre ans après sa disparition, le deuil avait été fait. Revenir vers eux sous cette forme lui avait semblé injuste et égoïste. Il n'avait plus rien à voir avec l'homme qu'il avait été, mieux valait les laisser avec le souvenir de leur fils et une famille à leurs côtés.

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