Retrouvailles inattendues

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Gor a finalement réussi à se calmer au bout de plusieurs longues minutes de déferlement de fureur. Il nous a tous traité d'incapables, même Teddy alors qu'il était entravé durant toute l'opération, et qu'il n'était peut-être même pas au courant de tout ce merdier. Il nous a tous menacé de terribles représailles et d'agonie dans la douleur si quiconque avait laissé filtrer une information concernant son plan aux autorités. Nous avons tous affichés des mines contrites, les yeux baissés, attendant que l'orage passe. Et il a finit par passer. Gor nous a alors garanti de l'argent à profusion si nous lui proposions un plan pour se sortir de ce mauvais pas. Il a employé cette expression, mauvais pas, j'aurai plutôt parlé de débandade, ou de débâcle ! Il nous a promis monts et merveilles, mais personne ne l'a cru. Tout le monde sait que le gang est foutu, et que le seul moyen pour repartir est de recommencer ailleurs, en recrutant de nouveaux membres. Très bientôt, le big boss aussi se rendra à l'évidence et acceptera la situation.

Je suis devant le journal télévisé, dans mon appartement miteux, à me repasser les derniers événements en mémoire. Le présentateur vient de terminer sa rubrique sur l'arrestation massive d'hier : six morts chez les Gorilles et trente interpellations. Côté police, deux morts et trois blessés.

Plus tard, je retourne au plan B, qui je l'ai appris, est en réalité une résidence secondaire de Gor, qu'il a acquise via une société écran. Je n'ai pas le nom de l'entreprise mais de toute manière ses jours de liberté sont comptés, alors je ne me focalise pas trop sur ce détail. Le quartier général a été délocalisé là-bas provisoirement, de crainte que les autorités remontent jusqu'au QG du Nord de la ville et arrêtent les derniers Gorilles. Lorsque j'arrive devant le haut portail, je suis enthousiaste et serein sur ma mission d'infiltré. Je vais faire profil bas, faire semblant d'accepter les ordres de Gor, et chercher le meilleur moyen de le faire arrêter lui aussi. Il faudrait que je l'attire au-dehors, dans un piège. Ici, dans cette demeure, si le FBI se pointe, il le verra venir à l'avance et aura le temps de s'enfuir. Je vais monter un plan avec des équipiers et ensuite je n'aurai plus qu'à attirer ma cible pour le ferrer. Toute cette histoire va bientôt arriver à sa conclusion.

Je suis loin de me douter de ce qui m'attends à l'intérieur de cette maison cossue alors que je sonne à l'interphone. Le portail s'ouvre et je parcours en quelques enjambées le chemin de graviers jusqu'au seuil. J'entre sans frapper, et je retrouve Gor dans le hall en conversation avec un homme qui me tourne le dos. Sa silhouette me dit vaguement quelque chose, mais c'est un souvenir lointain, comme une impression désagréable. Je suis sûr qu'il ne fait pas partie des Gorilles, peut-être que le patron recrute déjà de nouveaux criminels pour grossir ses rangs. Il a des cheveux roux rasés très courts, ne doit pas mesurer plus d'un mètre soixante-dix. Ils ne se sont pas encore rendus compte de ma présence, préoccupés par leur discussion à voix basse.

Tout à coup, l'homme mystère tourne la tête et je vois clairement le reflet de son visage sur le miroir du fond de la pièce. Nos regards se croisent, et malgré mon entraînement professionnel, je ne peux empêcher mon corps de réagir face aux sentiments qui m'animent devant ces yeux sombres, ce nez en patate et ces lèvres larges et charnues, ce visage que je connais bien. Je devine dans la glace mon regard horrifié et furibond. Mais mes yeux ne peuvent se détourner de ce regard noir qui hante encore mes cauchemars.

Je savais pertinemment qu'Oscar Warren sortirait de prison après seulement quelques années, mais ma mission m'a totalement déconnecté de la réalité, et j'ai oublié de suivre l'avancée de ses demandes de remise en liberté. Son avocat a fait du bon boulot, parce que cela fait moins de trois ans qu'il a été enfermé, et pourtant ce n'est pas faute de m'être démené pour qu'il croupisse la majeure partie de sa vie dans une cellule. Avoir vécu librement les 35 premières années de sa vie est déjà un luxe qui n'aurait pas dû lui être permis. Mais qu'il se retrouve de nouveau dehors alors qu'il n'a même pas atteint la quarantaine, et qu'il va pouvoir encore faire tout un tas de victimes, ça me met hors de moi. J'ai beau croire dans le système judiciaire américain, cette affaire me touche de trop près pour que je sois objectif et accepte la sentence trop clémente.

J'ai envie de vomir, ou de lui sauter à la gorge. Me vient finalement à l'esprit qu'en plus de voir cet homme libre de ses mouvements, ce qui me rend malade, il m'a également reconnu, évidemment, et ma couverture va voler en éclat d'une seconde à l'autre. J'hésite entre plusieurs solutions. La première, lui éclater la tronche pour qu'il ne puisse pas l'ouvrir. Cela aura le mérite de soulager la rage qui monte en moi, et aussi de préserver ma mission, au moins quelques jours le temps qu'il se remette de ses blessures et que je réfléchisse à un nouveau plan, ou que je fasse arrêter Gor. Il me faudra inventer une excuse pour expliquer mon geste, mais les bagarres et règlements de compte sont monnaie courante dans ce milieu, il me sera facile de dire que c'était un dealer rival, ou quelqu'un qui m'a fait une crasse quelconque avant de se retrouver en taule. Il faut aussi que je l'assomme suffisamment pour qu'il perde connaissance pour un moment. Deuxième possibilité, ne rien faire, attendre de voir ce qu'il projette de dire ou non, et aviser. C'est très risqué, car même si je déments sa version, nul doute que Gor doutera clairement, et Oscar pourrait avoir facilement des preuves de ma véritable identité. Troisième idée, empêcher Oscar de parler en l'emmenant à l'écart et le convaincre de tenir sa langue. Mais pour cela il faut que j'ai un moyen de pression, ou quelque chose à lui offrir en échange. Et je n'ai ni l'envie, ni l'inspiration pour cela dans l'immédiat.

Je me décide finalement pour la première solution, remue les épaules et fais craquer les phalanges de mes doigts, prêt à l'envoyer au tapis en quelques secondes. Je vais viser sa mâchoire, l'empêchant de pouvoir parler correctement. Ensuite je tenterai de le rendre inconscient : étranglement ou coup à la tempe, je verrai ce qui est préférable. Un fin sourire étire ses lèvres alors qu'il me fixe toujours via le miroir. Il m'a reconnu, évidemment. Gor se rend compte de son regard et se retourne.

" Oh belle gueule, viens que je te présente une excellente connaissance, qui va certainement devenir un excellent associé, Oscar.

Je n'en reviens pas, il compte associer ce mec au gang. En même temps les pourris attirent les pourris, je ne devrais pas être étonné. Du coup ces deux là se connaissent, je me demande bien comment. Et lui a l'honneur d'être appelé par son prénom, comme Teddy, et non avec un surnom à la con, comme tous les autres.

Je m'avance mais ne réponds rien, je prépare mentalement mon crochet du droit en plein dans ses dents. Le sourire d'Oscar s'agrandit, bientôt il va avoir sa dentition à refaire l'enfoiré. Il ne me reste que deux pas à franchir quand le connard me tend la main

- Ravi de te rencontrer

Je rêve où il fait comme si je lui étais inconnu, et puis on se croirait à un dîner mondain avec ses manières, je ne comprends pas son attitude.

- Salut, je rétorque

C'est le seul mot que j'arrive à sortir de ma bouche, et encore on dirait qu'il m'a été arraché de force. Je ne prends pas sa main, c'est au dessus de mes forces, et tant pis si cela éveille les soupçons de Gor. Je lui dirai que je ne le sens pas, son associé, s'il me demande de justifier mon attitude.

Oscar n'insiste pas, laisse retomber son bras droit le long de son buste, mais ne se départit pas de son sourire moqueur. Il semble jubiler de me voir dans cet état, hésitant entre le frapper et fermer ma gueule. Je change de stratégie et décide de me taire. Je vais rester avec eux et essayer de voir ce que son silence signifie, et s'il attend quelque chose de moi en retour. À la première occasion, je le prends à part et exige des explications. J'improviserai alors sur la suite des évènements : le tabasser comme je le prévoyais, ou envisager une autre alternative si ce qu'il me propose tient la route.

Mais une chose est sûre, même si je m'associe à cette enflure, ce ne sera que temporaire. Il est hors de question, pour moi et pour tous les jeunes qui ont fréquenté l'orphelinat tout le temps où il y a travaillé, que je tende la main ou aide d'une quelconque manière le violeur d'enfants qu'il est. Et si la justice a trouvé le moyen de le relâcher, j'en trouverai un pour l'enfermer, que ce soit en prison ou d'une autre façon, et ce même si c'est illégal. Ces derniers mois m'ont vraiment changé, je suis beaucoup plus enclin à céder à la violence pour arriver aux fins que je trouve bonnes, plutôt que de vouloir camper coûte que coûte sur mes positions de flic irréprochable.

Sous couvertureOù les histoires vivent. Découvrez maintenant