II

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La vie en tant que maudit était astreignante : son corps ne lui appartenait plus. Souvent lorsqu'il s'éveillait, il sentait le poids écrasant de cette réalité, et aujourd'hui, cette impression était accentuée par la pluie. L'air lourd, chargé d'humidité, lui donnait la sensation d'être enchaîné à un rêve. Kian se demandait parfois si briser le sort lui rendrait son sentiment de liberté mais en méditant sur la question, il se raisonnait en comparant son passé à l'indépendance qu'il possédait à présent : aucun doute, être animal lui conférait plus de bonheur. Il lui fallait garder cet atout.

La volonté inébranlable du jeune homme lui octroyait la capacité de marcher sous la pluie, face au vent ou en plein soleil sans jamais se plaindre des caprices du temps. La vie l'avait forgé ainsi : rudement mais efficacement. Il avait enduré des épreuves inimaginables qui faisaient de lui qui il était à présent. Devenir n'existe pas, on demeure pour toujours celui ou celle que nous cachons au plus profond de notre âme. Kian était un survivant, quelqu'un de fort, il se battait pour vivre ; son cœur palpitant désirait se venger d'une vie détruite par la cruauté humaine et céleste. Être transformé en loup s'avéra être une aubaine ; un animal ne connaît pas les mêmes souffrances qu'un être humain. À Iziria, les animaux vivent la plupart du temps à l'écart des guerres et du sang de victimes innocentes qui souille la pureté des âmes humaines. Ils ne connaissent ni la douleur ni la peine de perdre des êtres chers parce qu'ils savent que la nature finit toujours par reprendre ce qui lui appartient. Ils sont à l'abri de la corruption, de la trahison, du suicide...

La vie en tant que maudit malgré les avantages, restait pénible. La solitude, comme son ombre, était scellée à son existence, à la différence que la seconde disparaissait la nuit. Alors la solitude avait persisté et anéanti tout autre sentiment afin de pouvoir un jour, en achevant son ombre, devenir l'unique. La solitude n'éprouvait aucune pitié. 

Kian secoua la tête pour chasser ces sinistres pensées. Cette époque appartenait au passé, maintenant sa vie de loup lui convenait parfaitement et il n'avait nul besoin de deux jambes quand il pouvait courir avec quatre. C'était aussi parce que sa deuxième enveloppe charnelle avait de nombreux avantages comme l'ouïe, l'odorat et la vision plus développés ainsi qu'une très grande vitesse et une bonne endurance, qu'il la préférait. Voilà pourquoi la perspective de rester à jamais prédateur l'enchantait. Mais réaliser ce souhait ne serait pas aussi simple puisqu'il devait réunir sept pierres comme celle qu'il avait récupérée sur le cadavre. À ce jour, il en possédait cinq, deux lui manquaient donc, dont une, d'après ses sources, se situait dans les montagnes vers lesquelles il se dirigeait. 

Soudain, quelque chose attira son regard sombre. Les gouttes d'eau au loin tombaient dans un immense lac, bien plus grand que tous ceux qu'il avait pu voir dans sa vie. L'étendue paraissait grise, profonde et bien calme. Il pensa qu'il avait du temps et que descendre au bord de l'eau pour se reposer était plutôt plaisant.

Kian s'endormit sous un arbre, à l'abri de la pluie. Sa besace ainsi que son épée reposaient à ses côtés, sur le sable fin. La pluie s'arrêta et les oiseaux se remirent à chanter, comme à leur habitude. Cette accalmie aurait pu paraître étrange aux yeux de Kian, si seulement il avait été éveillé, mais il dormait paisiblement, et rien n'aurait pu le tirer de son sommeil, pas même la jeune femme qui apparut au loin, au milieu du lac scintillant sous les rayons du soleil couchant. Elle reprit son souffle complètement affolée et déboussolée. 

– Merde mais c'est quoi ce délire ? S'étonna-t-elle vulgairement. 

Une seconde plus tôt, elle se trouvait dans sa baignoire et prenait son bain, et maintenant, elle ressortait sa tête des eaux d'un lac, sans comprendre comment ni pourquoi elle s'y trouvait. Nue et frigorifiée, elle nagea jusqu'à ce que ses pieds touchassent le fond. À cet instant, elle observa le paysage, inquiète, et ne vit que forêts et montagnes. Elle remit sa tête sous l'eau, compta jusqu'à dix et revint à la surface, toujours en pleine nature : sa salle de bain rose et dorée avait définitivement disparu. Ce qu'elle faisait dans ce lieu insolite, elle n'en avait aucune idée. Peut-être s'était-elle endormie et rêvait-elle ; oui, elle en était persuadée à présent : ce n'était qu'un songe, sinon, comment l'expliquer ?

Elle frissonna. Cela faisait plusieurs minutes déjà qu'elle se questionnait sur la réalité et l'étrangeté de ce rêve quand elle se rendit compte qu'elle claquait des dents. « Même si ce n'est qu'un rêve, je ne resterai pas nue » pensa-t-elle. Elle se concentra, chercha des yeux un moyen de se vêtir puis songea qu'il n'y avait sans doute aucune forme de vie et qu'elle se trouvait peut-être sur une île déserte. Au final, peu importait : il fallait qu'elle se couvre et se protège du froid même s'il était probable que la fraîcheur ne soit pas réelle comme tout ce qui l'entourait. 

Elle sortit progressivement de l'eau, et sentit à peine les derniers rayons du soleil réchauffer son corps glacé. Tout près, sur la plage, elle vit une besace et pensa que c'était bien la première fois qu'elle avait autant de chance. À côté, elle aperçut une épée et s'arrêta alors mais rien n'indiquait la présence d'une quelconque personne. « Ce n'est pas du vol » se rassura-t-elle. Non, elle allait seulement emprunter ce qui s'y trouvait, si cela en valait la peine évidemment. Elle l'ouvrit donc et fut plus que ravie quand elle sortit du sac une chemise plutôt large, un pantalon ample et long, une grande veste faite d'une matière qui ressemblait étrangement à du cuir mais qui n'en était pas, des bottes « à la mousquetaire » et enfin, une large ceinture sur laquelle étaient attachés une petite bourse contenant des pièces en or, un précieux poignard et divers objets inintéressants. On aurait dit que toutes ces affaires appartenaient à un homme, en apparence riche mais qui avait plutôt l'allure d'un vagabond. « Il traîne peut-être dans des affaires louches, se dit Perrine. Je m'en fiche, je prends le tout, et puis si ce n'est qu'un rêve, autant me faire plaisir ! » Le sourire aux lèvres, elle passa le pendentif bleu, trouvé dans la poche de la veste, autour de son cou et enfila chemise et pantalon. Elle mit aussi la ceinture, et serra au maximum. Tout était une, voire deux tailles, au-dessus de la sienne et les bottes étaient beaucoup trop grandes pour qu'elle eût pu marcher avec. Elle ne les enfila pas et les remit dans la besace qu'elle passa sur son épaule gauche. Étrangement, il n'y avait rien d'autre dans celle-ci : ni téléphone, ni carte, ni provisions, ni papiers d'identité ou quoi que ce soit qui aurait pu lui dire à qui appartenait tout ce qu'elle emmenait. 

Elle se dirigea au hasard vers la plaine mais ne fit pas plus d'un mètre qu'un grognement la fit sursauter. Elle se retourna et vit un magnifique loup blanc. Le souffle coupé et les yeux écarquillés, elle pensa que c'était impossible : il ne pouvait y avoir d'aussi belles créatures dans les rêves.

Ce qu'elle ne savait pas, c'est que ce n'était pas un songe : tout était on ne peut plus réel.

BLUE HEARTOù les histoires vivent. Découvrez maintenant