XXIII

87 15 4
                                    

Perrine n'avait pas découvert le bateau d'Erian à son avantage puisqu'il semblait que deux individus avaient essayé de le voler. Elle sourit en repensant aux paroles du capitaine « Nous sommes des pirates, nous ne connaissons pas la pitié ! » Quel charlatan cet Erian ! Elle grimaça en se levant du lit, encore une fois, elle avait mal dormi. Pourtant dans cette auberge-ci la literie était plus confortable mais elle n'équivalait malheureusement pas celle de sa chambre. De plus, la jeune femme était tourmentée par la proposition d'Erian qui consistait en un véritable dilemme : d'un côté, elle pouvait partir et découvrir les mers et merveilles de ce monde, d'un autre, elle espérait retrouver sa maison et ses parents sur Terre, parce que même s'il fallait avouer qu'ils ne lui manquaient pas plus que d'habitude, Perrine commençait à s'inquiéter du temps qu'elle passait ici et de celui qui s'écoulait sur Terre. Sans doute ses parents étaient-ils inquiets...

Le pire était qu'Erian et son équipage, qui venait d'acquérir deux nouveaux membres Yan et Louis, partaient aujourd'hui, dans quelques heures peut-être. Perrine devait donc choisir et vite, mais elle ne se sentait pas prête. Ce voyage ne durerait pas que deux ou trois jours, si elle partait, ce serait sûrement pour plusieurs mois... Elle pensait à sa mère, à son père, à ce loup qu'elle avait rencontré au bord de ce majestueux lac, et à plein d'autres choses encore. Qu'allait-elle devenir ici ? Comment survivrait-elle ? Sarah, compréhensive, lui avait fourni le nécessaire d'hygiène, mais arriverait un jour où Perrine en aurait assez de vivre comme au Moyen Âge, elle le savait et elle avait honte d'être aussi dépendante de la société de consommation de la Terre. Le shampooing et le gel douche lui manquait, son smartphone aussi et même tous ces gestes qu'elle faisait quotidiennement et qui étaient devenus une banalité pour elle. Souvent la nuit, elle en rêvait : elle se voyait dans sa chambre, appuyant sur l'interrupteur pour allumer ou éteindre la lumière, elle tournait le robinet pour avoir de l'eau ou elle ouvrait le réfrigérateur pour prendre de quoi se nourrir quand elle avait faim. Ici, tout était différent : il n'y avait pas d'électricité, seulement des bougies, pas d'eau courante, il fallait aller la chercher au fleuve, et il n'y avait aucun appareil d'électroménager.

Tout cela était un mode de vie très différent du sien et elle pensait de plus en plus aux avantages de vivre sur Terre. Cependant, elle avait aussi trouvé de belles qualités à ce monde : il y avait ici une harmonie entre les habitants et la nature. Sur sa route, elle avait croisé quelques champs et elle s'était étonnée de leur diversité. La vie de cette terre semblait poursuivre son cours main dans la main avec l'homme, et celui-ci ne faisait qu'emprunter ce dont il avait besoin, puisqu'à tout moment, il rendait au sol et au ciel, sous une autre forme, ce qu'il avait pris. Ce fut en observant les habitants cultiver, partager et vivre avec tant d'humilité qu'elle en déduisit ceci. Bien sûr, tout n'était pas rose, mais même les pires malfrats semblaient connaître ce type de respect.

Finalement elle se décida à sortir de sa chambre et à faire face à Erian. Son avenir lui semblait dix fois plus incertain que la veille et elle appréhendait encore le moment où elle devrait prendre une réelle décision.

– Alors quel est ton choix beauté ?

Elle leva les yeux au ciel. Le jeune pirate s'impatientait tandis que Perrine retardait de plus en plus l'heure fatidique de sa réponse.

– Je vais prendre l'air. J'ai besoin de réfléchir à ce que je souhaite vraiment.

Dehors le soleil continuait son ascension dans le ciel azuré. Hors du temps et de ce monde, l'astre insensible aux tourments des mortels illumina Perrine et sa chevelure brune aux reflets dorés ainsi que la mer cobalt à l'écume d'argent. Son regard se posa sur l'étendue scintillante et elle sourit. Elle ne retournerait pas sur Terre, elle le savait maintenant. Et elle aurait beau s'inquiéter pour ses parents, cela n'y changerait rien : elle ne reviendrait pas auprès d'eux. Non parce qu'elle en avait décidé ainsi, mais parce que ce monde ne semblait pas vouloir qu'elle rentrât chez elle. Perrine en était triste, certes, pourtant quelque chose, un sentiment qu'elle n'avait jamais rencontré auparavant, la poussait vers l'océan. Il l'appelait comme le pollen attire les abeilles. Ce désir enivrant de partir à l'aventure l'avait gagnée et avait assiégé son cœur divisé. Au fond d'elle, elle ne voulait pas rentrer et retrouver sa vie placide ; elle souhaitait vivre sans qu'un seul jour ne se ressemblât. Tel était le futur auquel aspirait Perrine.

– Nous allons partir, déclara Erian en s'approchant d'elle par derrière.

Il se plaça à ses côtés et admira, de ses yeux noirs comme le charbon, la mer onduler au gré du vent.

– Quelqu'un te retient, n'est-ce pas ?

Perrine tourna son regard jade vers Erian. Un tricorne ornait le sommet de son crâne d'où dépassaient des mèches de cheveux bruns. Son air sérieux le vieillissait de deux ou trois ans et il portait une long manteau terre d'ombre. Ainsi il gagnait en prestance et paraissait plus mature : son charme n'en était qu'accru.

Voyant que Perrine restait silencieuse, Erian poursuivit.

– Si tu hésites autant, cette personne doit être importante...

Son périple en compagnie du loup revint à l'esprit de Perrine : leur rencontre au bord de ce lac, l'incendie dans la forêt, leur séparation et leurs retrouvailles, puis sa promesse de repartir avec lui à l'aube lorsqu'elle était à l'auberge. Finalement l'animal l'avait en quelque sorte abandonnée mais la jeune fille se refusait à éprouver du ressentiment à l'égard de cet être qui l'avait secourue et épaulée, d'une certaine manière, lors de ses moments de solitude.

– Pour être honnête, naviguer n'a jamais été mon rêve, même si j'adore prendre le large.

Intriguée Perrine prêta plus attention aux paroles d'Erian.

– Je suis en quête d'une personne, quelqu'un que je ne connais pas mais que je souhaite à tout prix rencontrer, parce que j'en ai besoin pour comprendre qui je suis. Malheureusement, j'ai beau chercher, j'ai l'impression que ce but est aussi inaccessible que l'horizon.

Erian fixa un peu plus cette ligne qui se confondait avec le ciel.

– Je ne sais pas ce qui te retient Perrine. Je ne connais ni ton histoire ni ton destin, mais je suis sûr d'une chose, dit-il en plongeant son regard dans le sien, quoi que tu fasses, si tu le veux et que tu y crois, tu ne le regretteras pas.

Ces paroles affermirent la décision de Perrine qui consentit à monter à bord du navire d'Erian. L'équipage s'affaira, l'ancre serait bientôt levée et tous abandonneraient la terre ferme pour une mer agitée aux caprices hasardeux.

Perrine était accoudée au bastingage du grand voilier, digne des éloges d'Erian, et, tournée vers l'océan infiniment bleu, elle pensait à la mer sur Terre. Elle avait la même couleur, les mêmes vagues et diffusait la même mélodie apaisante. Son odeur aussi était semblable à celle qu'elle avait maintes et maintes fois sentie lors d'excursions sur les côtes françaises, à ceci près qu'aujourd'hui, une pointe d'excitation et d'inquiétude chatouillait ses narines. Son anxiété ne passa pas inaperçue aux yeux de Yan qui vint lui tenir compagnie.

– Comment tu te sens ? s'inquiéta-t-elle.

Perrine observa longuement la jeune fille dont le regard pétillant était tourné vers le large. Ses longs cheveux bruns flottaient derrière elle, agités par le vent marin, et le bonheur et la détermination se peignaient sur son visage. Pourtant, malgré son assurance, elle paraissait encore jeune, elle ne lui aurait pas donné plus de dix-sept ans. Quelle était son histoire ? Ses parents étaient-ils au courant d'où elle était et de ce qu'elle faisait ? Inexplicablement, Perrine se sentait concernée par son destin : Yan avait failli voler un bateau, elle ne devait plus avoir grand chose à perdre...

– Je pensais à mon pays et à mes parents. J'espère qu'ils ne sont pas inquiets, j'aimerais pouvoir les rassurer.

– Je comprends, compatit Yan sans toutefois en dire davantage.

« Elle a l'air si jeune et pourtant on sent qu'être ici est sa seule raison de vivre, pensa tristement Perrine. Qu'a-t-elle vécu ? Je ne le sais pas mais elle a l'allure d'une personne qui trace son propre destin. Et c'est cette chance que je dois saisir moi aussi. »

BLUE HEARTOù les histoires vivent. Découvrez maintenant