XXII

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Kian était si inquiet que lorsqu'il fouilla sa besace à la recherche du remède fourni par Lobi Han, il fut incapable de le trouver. Alors, dans un geste désespéré, il en retourna le contenu au sol. Tout était là : la carte, la boussole, les allumettes, le collier, la bourse, la viande séchée, les fruits, une gourde, les herbes et pommades de Reiku, et la fiole transparente de liquide ambré. Pourtant son soulagement s'évapora comme une goutte d'eau dans le désert : et si cet antidote se révélait inefficace ? Et si plus tard Jia faisait un autre malaise ? Il n'avait qu'un flacon. Et une seule Jia.

Allongée dans l'herbe, la jeune femme dormait paisiblement, son état ne semblait pas critique : elle avait juste l'air de quelqu'un ayant passé la nuit à boire et danser dans une taverne en ville. Rien de bien inquiétant, pourtant... Il la sous-estimait, Jia était bien plus forte que cela. Il se rassura et rangea précautionneusement la fiole dans sa besace. Nul besoin d'être anxieux, tout irait bien. Plus serein qu'il y a deux minutes, il hissa tant bien que mal Jia sur son cheval, et se mit à son tour en selle, dirigeant les deux montures vers le port le plus proche de Nahara.

Le voyage fut long et difficile, mais à quelques heures de la tombée de la nuit, Jia reprit conscience. Ce fut un immense soulagement pour Kian qui s'était presque résigné à lui administrer l'antidote.

– Je hais cette sensation, déclara Jia alors que les deux compagnons de route se promenaient en ville à la recherche d'une auberge.

– Laquelle ? L'interrogea Kian ne comprenant pas où elle voulait en venir.

– De ne rien voir.

Le prince garda le silence tout en se concentrant sur les bruits de rue. Une femme secouait un tapis par la fenêtre, les sabots claquaient contre les pavés, le rire de trois gamins jouant au chat et à la souris résonna par-dessus le tout. Ces sons étaient les seules choses que percevait Jia. Il n'aurait pas aimé être aveugle, mais en tant que maudit, il avait parfois l'impression de l'être. Que ressentirait un humain ? Cela faisait tellement longtemps qu'il ne l'était plus qu'il avait oublié comment vivre parmi les hommes. Il ne regrettait pas cette existence car il ne s'en souvenait pas mais il y avait ce sentiment étrange qui l'obsédait, comme une impression d'être passé à côté d'une vie entière. Il essayait de se voir plus petit, courant dans les rues comme ces enfants. Il n'avait pas eu ce genre de jeunesse pourtant à force de se l'imaginer, il avait fini par croire à cette chance. Nous passons la plupart du temps à inventer ou réinventer le passé et le futur sans considérer l'éventualité de vivre le présent comme nous le souhaitons. Mais si dès le départ nous avions suivi ce chemin auquel nous aspirions, notre présent à la brièveté déconcertante n'en serait-il pas plus heureux ?

– J'ai mis des années à développer cette vision et ce noir soudain me donne le sentiment frustrant de régresser. Un demi-siècle Kian, c'est le temps qu'il m'a fallu pour y parvenir et en deux jours, je perds tout et je redeviens cette pauvre fille incapable de se déplacer dans le noir. Parfois, j'en viens à regretter...

– Regretter ! S'exclama Kian entre deux rires incrédules. Regretter ! Tu n'as rien à te reprocher, ce sont ces dieux, grinça-t-il des dents. Ces stupides dieux et leurs égos. Ils se croient tout permis, ils...

– Ça suffit !

Il dirigea son regard étonné vers son amie et haussa les sourcils.

– J'ai énormément à me reprocher, tu ne sais ni qui je suis ni ce que j'ai fait. Et tu ne devrais pas parler ainsi des dieux.

– Je ne les crains plus et si tu ne me dis pas qui tu es, je ne peux pas le deviner, rétorqua-t-il acerbe.

Le ton de Kian fit perdre ses moyens à la jeune femme d'ordinaire si sûre d'elle. Était-ce elle qui était trop secrète ou au contraire lui qui était trop curieux ? Elle ne pouvait pas parler de sa vie, elle avait ses limites. Tout dévoiler revenait à mettre Iziria en danger. Kian ignora les pensées de Jia qui s'entrechoquaient ; même sans son pouvoir, elle restait indéchiffrable, telle un mystère emporté dans une tombe.

– Erinna est morte.

Kian explosa de rire.

– Les dieux sont immortels Jia, arrête tes blagues.

– Tu crois tout savoir des dieux parce que tu as été maudit, mais sache que ce n'est pas aussi simple, cracha-t-elle fatiguée par l'arrogance du jeune homme.

Il fronça les sourcils : perdait-elle son sang-froid ? Il en aurait presque été amusé si le sujet de leur conversation n'était pas si sérieux.

– Au fil des siècles, les dieux sont de plus en plus puissant et leur corps ne supporte plus ce pouvoir alors leur enveloppe charnelle meurt. Cependant leur âme se met en quête d'un corps plus résistant, on peut dire qu'ils se réincarnent. Malheureusement la transition leur fait perdre quelques années durant lesquelles le nouveau corps n'a que de vagues souvenirs de son autre vie. Plus le pouvoir est grand plus ils perdent de temps mais lorsqu'ils se réveillent enfin, ils stoppent leur croissance et ils gardent cette apparence pour plusieurs centaines d'années.

– Comment peux-tu en savoir autant sur les dieux ?

– J'ai mes sources.

Mais sans son mana, ses mensonges étaient moins convaincants.

– Erinna s'est réincarnée et je ne pense pas qu'elle ait entièrement retrouvé ses souvenirs. Elle était une puissante déesse, peut-être ne réapparaîtra-t-elle que dans deux ou trois ans.

– Attends... depuis combien de temps est-elle morte au juste ?

Comme le silence était le seul à lui répondre, Kian perça de son regard sombre la carapace de Jia.

– Combien de temps ? Répéta-t-il plus durement.

– Dix-sept ans et huit mois.

Il en resta bouche bée. Dix-sept ans... dix-sept ans !

– Dix-sept ans ! Finit-il par s'écrier faisant se retourner quelques badauds sur son passage.

– Comprends-moi, j'avais peur ! Si tu l'avais appris, comment j'aurais pu retrouver la vue ?! Nous avons un marché ! Se justifia-t-elle précipitamment.

– Nous avions un marché ! Rectifia Kian en insistant sur l'imparfait. Erinna est morte tu l'as dit toi-même ! Et depuis plus de dix-sept ans ! Comment pourrais-je encore te faire confiance ? Tu m'as menti Jia !

– Erinna s'est réincarnée, elle reviendra bientôt. Et baisse d'un ton, tout le monde nous dévisage, chuchota-t-elle en attrapant son bras et en le tenant fermement.

Il eut un petit rire désabusé reflétant son dépit.

– Arrête deux secondes de te cacher derrière ton mana et peut-être qu'on pourra finir cette discussion.

Dépité, il descendit de cheval et noua les rênes à la barre d'attache d'une auberge avant de s'y engouffrer et de demander une chambre ainsi que les soins nécessaires pour son animal. Pas un instant il ne prêta attention à Jia qui était restée muette sur sa monture. La jeune coiffeuse d'habitude pleine d'assurance se sentit désemparée et... honteuse. Un sentiment qu'elle n'avait pas éprouvé depuis qu'elle était maudite.

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Salut !

Voici le chapitre tant attendu des révélations !

On apprend donc que la déesse Erinna (qui a maudit Kian) est morte et que les relations entre les deux amis se compliquent légèrement...

Des avis sur la décision de Jia ? À sa place vous auriez aussi caché ce secret afin de retrouver la vue ?

Je vous dis à la semaine prochaine pour la suite !

P. S. : bonne rentrée à tous, même si c'est difficile de passer une bonne journée quand on sait que les vacances sont finies... 😢 courage !!

BLUE HEARTOù les histoires vivent. Découvrez maintenant