XXIV

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L'embarquement du Neptune avait commencé et Perrine observait les pirates charger caisses et tonneaux dans les cales du navire. Les soutes se remplirent les unes après les autres et lorsque le soleil brilla au plus haut dans le ciel, il fut décidé qu'on prendrait le déjeuner dans une des nombreuses tavernes du port. Comme d'habitude, Perrine mangea du bout des lèvres, traînant sa fourchette dans l'immonde bouillie qu'on lui avait servie. Elle ne pouvait même pas qualifier ce... truc de purée grumeleuse tant c'était amorphe et abstrait. Et l'odeur ne lui disait rien de bien. Qu'y avait-il vraiment dans son assiette ? En y réfléchissant elle ne souhaitait pas le savoir. Dégoûtée, elle se concentra sur les discussions de ses voisins, tous membres de l'équipage d'Erian.

– À votre santé les gars !

– Et à celle du capitaine !

– Paraît qu'on voyagera avec des femmes, j'spère qu'on arrivera en un morceau au royaume d'Edenia.

Les rires fusèrent et Perrine leva les yeux au ciel. « Misogynes », pensa-t-elle mais son sourire la trahit. Erian et ses compagnons n'avaient pas montré la moindre discrimination envers elle. D'ailleurs, en les observant bien, on remarquait la singularité de cette équipe : les origines étaient variés, les accents nombreux et les handicaps une banalité. Elle ne connaissait aucun d'eux — sauf Yan et Louis — mais elle avait déjà l'impression de faire partie de cette incroyable famille. Elle parcourut la table du regard et remarqua le capitaine à quelques places d'elle en plein récit d'une de ses innombrables aventures. Durant ces deux derniers jours, elle avait eu l'occasion de se demander à plusieurs reprises s'il avait véritablement vingt-et-un ans. Physiquement il paraissait si jeune, souvent même elle lui trouvait un air enfantin, comme s'il avait soudainement rajeuni. Quand il souriait, pas de son sourire charmeur mais d'un autre empli de sincérité, elle voyait une espèce d'aura chaleureuse l'englober et lui rendre son insouciance. En ces instants, elle avait l'impression d'entrevoir une part de son âme... Perrine secoua la tête, voilà qu'elle divaguait. « Comme s'il était possible de connaître l'identité et le caractère d'une personne d'un simple coup d'œil. » se dit-elle en soupirant. Elle reporta son attention sur la longue table entourée de pirates euphorisés par l'alcool et chercha Yan avec qui elle n'avait échangé que peu de mots mais qui l'intriguait énormément. Il y avait un sentiment qui obsédait Perrine à son sujet, une sensation de ne pas tout savoir mais de tout comprendre. Elle fit deux fois le tour de l'assemblée mais ne la trouva point. Où était-elle ? Et où était Louis ? Elle tapota l'épaule de son voisin qui se retourna visiblement exaspéré d'avoir été dérangé. Mais en apercevant celle qui l'avait contrarié, son visage changea radicalement d'expression.

– Salut ma jolie...

Les effluves d'alcool de son haleine donnèrent la nausée à Perrine.

– Salut, répondit-elle en se forçant à sourire. Vous n'auriez pas vu les nouveaux ?

– Ah les nouveaux ! Ils sont sur le bateau, ça fait un moment déjà, ils ne devraient plus tarder. Je t'offre un verre peut-être ? Pour les attendre, murmura-t-il avec un sourire aguicheur.

Elle voyait déjà la bave couler lentement à la commissure de ses lèvres tandis qu'un rire nerveux s'échappait de celles de Perrine.

– Jamy ! Laisse notre invitée tranquille, tu ne vois donc pas que tu l'effraies ? s'écria Erian.

Ledit Jamy s'excusa avec un clin d'œil ce qui ne rassura pas tellement la jeune fille. Le capitaine, quant à lui, lui offrit une moue navrée en haussant les épaules malgré ses yeux pétillants qui trahissaient son amusement. « Tous les mêmes ! » se désola Perrine. Elle quitta la table, reconnaissante envers Erian mais blasée par l'ambiance et l'odeur qui régnaient dans la pièce. Il lui fallait de l'air et vite. Inconsciemment, elle se dirigea vers le port où sur la rue pavée elle put profiter du bruit des vagues s'écrasant continuellement contre la jetée. Elle les imagina, aller, venir, roulant sur elles-mêmes, à toute vitesse, comme un million de pensées qui fourmillaient et bouillonnaient, prêtes à sortir, quand soudain pssshh, les mots s'écrasaient contre cette immense digue et s'évanouissaient au bord des lèvres. Incapables de s'échouer sur le rivage. Freinés par un immense mur de pierres. Pssshh. Elles partaient, revenaient. Pssshh. Et elles repartaient, pour revenir. Pssshh. Et chaque fois elles se cognaient contre la roche froide et impitoyable du port. Elles s'y abattraient pour l'éternité. C'était un bien triste sort.

Plus loin sur sa route, Perrine vit le Neptune se dresser au-dessus de l'horizon. Le magnifique navire comme on en voyait dans les manuels d'Histoire ou les documentaires sur l'évolution des transports maritimes était fait d'un bois légèrement plus foncé que les autres vaisseaux ce qui lui conférait un air plus sombre. Il était splendide, c'était certain, mais si Perrine avait dû voler un bateau, ce n'était sûrement pas celui-ci qu'elle aurait choisi ! Il dégageait quelque chose d'étrange qui la faisait frissonner.

Elle put enfin apercevoir Yan et Louis sur le pont du Neptune : ils discutaient, tous les deux accoudés au bastingage. Elle ne les entendait pas, mais leur conversation avait l'air sérieuse. Elle décida de s'asseoir sur une caisse en bois et d'attendre qu'ils aient terminé pour les rejoindre.

De leur côté, les deux amis ne remarquèrent pas la présence de Perrine, ils étaient très préoccupés par le voyage qu'ils s'apprêtaient à entreprendre.

– Alors princesse comment vous sentez-vous ? demanda Louis qui, s'il était inquiet, n'en montrait aucune trace.

– Arrête de m'appeler ainsi, on pourrait t'entendre, chuchota Yna.

– L'habitude, se justifia-t-il en haussant les épaules.

Les vagues encore entamèrent leur danse éternelle. Les mouettes décrivirent des cercles dans le ciel, criant leur bonheur de voler. Et le vent iodé soufflait, emmêlant les cheveux beaucoup trop long d'Ynasuana.

– Au palais je rêvais d'être une vague ou le vent. Ou même cette mouette là-haut, ajouta-t-elle en riant.

Puis ce rire mourut comme l'écume contre la digue et la coque du navire.

– Tu vois ici je peux enfin respirer, je n'ai plus cet affreux corset, ni ce stupide protocole ou tout le reste. Je suis libre Louis, enfin libre !

Elle inspira longuement et s'éloigna de la balustrade. Yna prenait un nouveau départ, loin de tout ce qu'elle avait toujours haï. Avait-elle des remords ? Elle écarta les bras, leva la tête vers le ciel si bleu, si vaste, si infini. Elle n'en avait pas encore. Elle tourna sur elle-même, tourna et tourna et tourna. Elle n'en aurait pas. Ce moment était parfait : elle était où elle voulait être, elle faisait ce qu'elle voulait faire et elle allait vivre la plus incroyable aventure de sa vie ! Comment regretter ? Pourquoi être nostalgique ? Non ces mots ne faisaient pas partie de son vocabulaire. Étourdie, elle revint aux côtés de Louis et s'appuya au bastingage. Son ami souriait : au départ, il n'avait pas compris la décision d'Yna, il ne voyait pas comment on pouvait souhaiter quitter le confort et la chaleur d'un foyer, lui qui n'avait plus rien. De plus, il pensait la noblesse trop à son aise dans sa baignoire en or pour vouloir en sortir. Mais lorsqu'il voyait Yna, il ne percevait pas une riche arrogante, seulement une jeune fille pleine de rêves qui, comme lui, ne comprenait pas les abus de la haute société.

– Je crache sur la royauté, déclara-t-elle subitement en crachant dans la mer.

Amusé, il cracha également.

– Moi aussi.

– Me diras-tu un jour pourquoi ? demanda-t-elle trop curieuse.

– Il vaudrait mieux que vous ne le sachiez jamais...

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Hello !

Voici deux chapitres après ma longue absence due à une rentrée beaucoup trop mouvementée (un déménagement, une montagne de devoirs, ma voiture en panne, un voyage à Londres et j'en passe !) Bref j'ai trouvé cinq minutes pour moi pendant ces vacances et je publie enfin la suite de l'histoire. Il ne se passe pas grand chose mais ça devrait commencer à bouger d'ici peu... mystère mystère :)

Bonnes vacances à ceux qui ont la chance d'en profiter, et pour les autres bon courage !

On se retrouve bientôt j'espère...

BLUE HEARTOù les histoires vivent. Découvrez maintenant