Le Mur - making of

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« Le Mur » est un poème tragique, terrible, désespéré. Il exprime comme, en toute relation, il est impossible de partager vraiment quoi que ce soit, impossible de connaître quelqu'un, impossible d'accéder véritablement à ce qu'on pourrait désigner l'« essence », même partielle, d'un individu.

Ce poème fut écrit après une réflexion glaçante et dans un moment, je crois, de lucidité effroyable. J'ai voulu procéder, en une sorte d'expérimentation, à la mesure de ce que je retiens effectivement d'une conversation courante : quelles informations parviennent à ma mémoire, quel échange tangible d'idées a lieu, quelle espèce de modification s'opère, par exemple après un débat, dans les contours ou les profondeurs de ma pensée.

Le constat est sans appel : généralement, presque rien.

J'ignore si la bêtise de mes contemporains tient une place dans cette conclusion : c'est peut-être qu'après un débat je n'ai le plus souvent rien entendu de nouveau que les objections que j'aurais pu m'adresser à moi-même et que j'avais déjà prévues. Il est souvent assez aisé de prévoir tous les clichés qu'on peut vous arguer – on pourrait, sans grande différence, mener à peu près la conversation tout seul avec antithèse et contradictions –, et il n'y a, après cela, guère à retenir que ses propres arguments, ou bien les idioties les plus imprévisiblement consternantes : le reste ne vaut à peu près rien, ce sont des vagissements d'enfants, des demi-mesures lâches et ternes, des embryons d'idée faciles et quelque peu affligeants. C'est pourquoi, presque toujours, je puis, je l'assure, soutenir sans peine deux débats simultanément – ma limite, actuellement, se trouve à trois : mes oreilles et mon attention n'y suffisent pas tout à fait encore – je m'exerce pourtant.

Je dispose apparemment d'une assez bonne mémoire, car je parviens régulièrement à en imposer malgré moi à mon entourage qui s'étonne qu'on puisse garder en tête tant de données inutiles. Mais la vérité est que je me trouve faible à mémoriser, que je ressens un effort épuisant à apprendre par cœur, que je me juge lent et insuffisant à cet exercice – pourtant suis-je bien forcé de constater que mes « semblables » y sont encore moins propres que moi et devenus presque incapables de seulement « vouloir » se souvenir de quelque chose : leur attention est perpétuellement distraite par quelque chose, le recours frénétique aux écrans et le manque de sommeil, je crois, ont anéanti en eux la compétence et le désir mêmes à réaliser l'extraction d'un fragment de leur mémoire ; ils ne sont plus du tout entraînés à se rappeler un fait comme si leur cerveau en avait perdu l'habitude et peut-être même le procédé – qu'on songe seulement au nombre infime de gens qui, aujourd'hui, font l'effort de tâcher de se souvenir d'une chose qui leur échappe immédiatement : on verra que cette attitude aisément reconnaissable consistant à « chercher en esprit quelque chose d'oublié » ne se rencontre plus guère, car on se précipite aussitôt sur un support extérieur qui apportera l'information sans passer par le « désagrément » d'une cogitation. C'est au point que, sur nombre de sujets dont je ne suis pas du tout spécialiste (musique, sciences, religion par exemple), il m'arrive de surprendre et d'épater involontairement par le savoir instantané que j'en ai et qui s'avère supérieur à ce que se rappelle dans l'instant le connaisseur lui-même. C'est ainsi que j'ai pu contredire ou supplanter par exemple un musicien, une infirmière ou un musulman, tout en avouant ne connaître à peu près rien à leur domaine de prédilection.

En outre, je possède également une large ouverture d'esprit et une bonne curiosité, de sorte que mes oreilles ne se ferment à rien de ce qui heurte habituellement la morale ordinaire : ceci devrait me donner un avantage à ne point oublier – c'est que, d'emblée, je n'exclus rien, je puis intégrer même les théories et les réalités les plus « révoltantes », je ne compartimente point ni ne priorise les savoirs selon quelque « utilité » ou domaine, il n'y a guère en moi de « filtre à idées » ou de sensibilité catégorique : je n'ai pas de prévention particulière, je ne rejette rien, j'écoute sans discriminer.

À partOù les histoires vivent. Découvrez maintenant