Si vivre c'est aimer - making of

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Pourquoi ne pas prétendre après tout que la vie ne consiste qu'en l'amour qui est une exaltation du sentiment d'être vivant ? Quel que soit ce que l'on aime ou qui l'on aime, on exprime alors une vitalité qui est peut-être ce qui ressemble le plus à l'agitation d'un organisme capable de pensées et de mouvements. Soit, ça me va donc : « vivre c'est aimer », je veux bien admettre cela, en dépit des apparences de proverbe.

Mais en ce cas, il est capital d'exiger que nos amours ne soient pas factices, de façon que nos êtres ne le soient pas non plus. Certes, il ne faudrait pas que nos amours faux nous fassent nous-mêmes... disparaître ! N'étant vivants que par l'activité d'un sentiment – peut-on nier que tout ce que nous faisons ne dépend au moins que d'un amour que nous portons envers nous-même –, nous devons établir et affermir nos affections au lieu de songer à les justifier de bonne conscience. Soyons vrais et philosophes avant que de vouloir être « bons », et sachons examiner notamment si l'amour dont beaucoup se targuent est bien l'incarnation de quelque individuelle conception. Vérifions d'abord si nous ne sommes pas, au fond, des machines à « aimer », programmées, automatisées, c'est-à-dire le contraire d'êtres indépendants et libres, même libres d'aimer.

Car à bien y regarder, cet amour tant vanté dans nos livres, et particulièrement dans « le » livre, me paraît une façon de mort au lieu de vitalité, de soumission et d'abnégation, au titre par exemple de la doctrine du chevalier médiéval si obsédé d'amour qu'il n'imagine plus d'admirer un peu et pour de bonnes raisons l'objet de son amour : c'est un amour dévitalisé, privé de sa substance active, où un spectre semble contempler un monde décontextualisé ; le chevalier ne baise pas, le chevalier ne jouit pas de son amour, le chevalier n'aspire environ qu'aux épreuves et aux sacrifices, et tout s'arrête lorsqu'il obtient le prétexte de ses prouesses.

« L'amour de son prochain », de la même façon, est à peu près le contraire de tout ce qu'une âme sensible entend premièrement par l'idée d'amour : il faudrait, on suppose, être premièrement dépassionné pour aimer ainsi, et en même temps ne pas juger rationnellement des individus qui nous entourent, ne jamais mesurer objectivement la valeur d'autrui, de cet autrui que nul individu sérieux et raisonnable ne peut logiquement admirer d'un bloc, et accorder automatiquement à toute une multitude des qualités et des vertus par lesquelles, sans produire cette sorte d'attraction qu'on figure dans toutes les autres sortes d'amour, on s'arroge surtout le droit d'avoir une « bonne mentalité ». Vraiment, je n'entends pas ce que « l'amour universel » a à voir avec l'amour tout court, et le glissement de ce sentiment particulier vers cette généralisation absurde me paraît un truc lexical dont on a abusé des sots aussi bien que des pédants amateurs de chicanes : si entre ces deux idées il y a un mot commun, on est forcé d'admettre que ce mot n'a pas du tout la même signification, et par conséquent que l'un des deux doit être remplacé par un autre.

D'une façon générale, je crois qu'il est à vérifier si, partout où nous plaçons par coutume l'idée d'amour, il ne se dissimule pas quelque autre vérité moins flatteuse. Par exemple, le basculement chez la plupart des couples d'une substance intensément électrique de l'amour vers une autre substance plus posée et monotone me semble plaider en défaveur d'une même appellation : l'essence de l'amour, sa définition même, a muté ; par conséquent, il paraît logique d'admettre que l'existence de cet amour a été une fois douteux, que ce soit au début ou à la fin, car on ne peut prêter raisonnablement un même nom à deux notions aussi bien qu'à deux choses qui n'ont, somme toute, presque absolument rien en commun. L'amour est-il décidément un sentiment puissant d'ivresse vertigineux ou bien le calme repos d'une possession confortable ? c'est à quoi l'on doit venir à bout en augurant qu'au terme de la réflexion l'un des deux ne sera pas de l'amour – car enfin, je ne vois pas du tout par quel point commun, en l'occurrence, on assemblerait les deux définitions pour autant qu'on admette que l'amour soit bien de la nature d'un sentiment.

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