Par-delà le mur de l'amour - making of

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Quiconque refuse délibérément le jeu ordinaire de l'autosatisfaction entretenue par les passions estampillées « positives » ; quiconque a pris systématiquement le parti, dans le doute du bien-fondé de ces valeurs, de dénigrer les simagrées de bonne conscience qu'on se répète à soi-même et à intervalles rapprochés pour se sentir du « cœur » ; quiconque renie l'absoluité des tendresses valorisantes que seule une variété de la rumeur et du proverbe s'empresse d'appeler « humanité », celui-ci voit toute manifestation de bonté morale avec ô combien de scepticisme et de froideur ! Ces épanchements lui sont louches dès lors ! dès lors il fait peser un soupçon d'extrême malhonnêteté, dont les causes dissimulées les rendent même plus blâmables que la méchanceté, sur ces marques convenables et sollicitées de douceur où l'hypocrisie consciente ou inconsciente lutte insidieusement comme une sape contre la rationalité ! Avoir des amis, être d'accord, exprimer son agrément, vouloir faire plaisir, souhaiter appartenir à la vaste secte de ceux qui se réclament sympathiques et généreux, et, au suprême degré, considérer l'amour comme idéal incontestable, voilà qui provoque en le scientifique des comportements humains, en l'observateur scrupuleux des êtres de troupeaux, en le behavioriste expert de cette bonasserie à l'occidentale, un haussement d'épaule méprisant doublé d'une vigilante méfiance. Plus on sonde nos motifs, plus on discerne que le désir de faire comme tout le monde, augmenté d'une imprégnation éducative digne de la plus imparable propagande, conditionne les moindres de nos sentiments absurdes, au point qu'à bien y regarder, quand on s'épanche ainsi, on découvre qu'on n'y croit guère soi-même et qu'on se contente en loin de faire ce que l'on suppose son devoir d'« âme sensible ». Cela vaut pour toutes les affections qu'on éprouve, y compris de celles qui nous semblent tombées du ciel, spontanées, incoercibles, venues de l'extérieur et en cela censément « naturelles » ou « universelles » : rien que des pathologies encore, consistant presque toutes en des déformations du sens rassis, véritablement acquises et généralement peu nécessaires a contrario de ce que prétendent les philosophes noyés eux-mêmes sans y penser dans cette gluante soupe, car j'ignore encore en quoi l'individu aurait besoin, pour lui-même ou pour vivre en société, de l'amour ou de la pitié. Ce penchant qu'on lui incite dès le plus jeune âge, à dessein de se sentir appartenir à une communauté morale, à communiquer, à entretenir et à exacerber ses affects, n'est pas, quand on s'y penche vraiment avec examen, d'une salubrité fort digne : on offre ainsi la permission, et même on encourage, à se purger ostensiblement de ses compassions, et on constitue par là même un prémice mal hygiénique mais très bien vu à tous les débordements de faiblesse égoïste et déraisonnable où quelque bonheur insane naît du succès relatif et artificiel de partager le malheur d'autrui ; or, ce partage sentimental, qui n'a d'utilité qu'à se représenter la mentalité des gens c'est-à-dire la piètre mesure commune, n'est en fait un remède à rien, ne résout jamais le mal qui peut même être imaginaire, et oblige surtout à se figurer le moyen propice à consoler des imbéciles qu'on s'assimile alors, automatiquement, semblables à nous, ce qui est bien le procédé le plus efficace à déchoir dans telle assomption du bétail ! Cette subsumation de soi en l'autre en quoi se définit principalement la compassion, cette inclusion automatique de son être individuel et distinct dans le genre étranger de toutes les autres personnes, en tant qu'elle tend à s'imposer comme méthode et comme paradigme de pensée pour appréhender les hommes, est même un piège de la raison devenue incapable de s'objectiver singulière et unique. De surcroît, telle procuration de douleur, qui sert surtout de prétexte, à une époque où l'on ne vit plus guère de difficultés, à se donner l'illusion d'une existence intérieure, est d'une névrose assez répugnante, et son délire est suffisamment prouvé en ce qu'on n'entend jamais quelqu'un argumenter sur ses sentiments à dessein de les légitimer ; mais le sentiment, à l'opposé de toute justification, ne se réalise généralement que par imitation, et il a l'avantage de s'imposer plutôt en système facile non parce qu'il est humain et relèverait d'une quelconque nature, mais surtout parce qu'il est accessible, ne nécessitant que de répondre à une situation identifiée comme pathétique, à un stimulus en vérité, par une réaction-réflexe d'effusion plus agréable pour soi que pour n'importe qui d'autre. De sorte que le cynisme dont on voudrait m'accuser vaut encore mieux que celui qui consiste à feindre même de bonne foi des sentiments qu'on lui a inculqués et qu'il expose de telle manière et à telles conditions.

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