Le Voyage - making of

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Fort d'un petit succès d'estime sur l'explication de « La Gitane domptée », je propose incontinent, sur-le-champ, séance tenante, son équivalent pour « Le Voyage » – ce qui, du reste, me permettra par l'annonce seule de cette explication de faire travailler significativement votre vo-ca-bu-laire !


Ce poème est une métaphore, une allégorie, une image, une parabole (d'accord, j'arrête pour le vocabulaire !) : il ne s'agit pas de raconter un voyage tangible mais le « dernier » voyage – c'était d'ailleurs son titre originel que j'ai trouvé après coup trop évident et trop piètre.

Depuis que je suis adulte et en capacité de réfléchir par moi-même, il m'apparaît que la mort devrait être regardée différemment, et non pas de la façon médiocre et ordinaire : la mort ne doit pas faire peur, et je prétends qu'il n'y a nulle raison d'en être effrayé. L'inconnu ? Et depuis quand l'inconnu fait-il peur ? Il n'y a que des esprits incapables d'imagination pour se figurer qu'ils connaissent réellement le monde où ils vivent ! L'extinction, la fin de la vie, l'anéantissement peut-être ? La plupart des vivants ne sont déjà à peu près rien ni personne, de sorte qu'en vérité il ne leur reste pas grand-chose à perdre ! On peut, à la rigueur, redouter la souffrance, mais on doit convenir que la mort logiquement y mettra un terme, par conséquent elle serait plutôt – un soulagement !

La mort n'est pas triste pour celui qui meurt, elle l'est surtout pour celui qui reste ; c'est comme quand on part vers un ailleurs inconnu : la tristesse revient plutôt à celui qui suit d'un pas piteux le véhicule qui s'en va qu'à celui qui conduit et qui se prépare à affronter des embûches ; celui-ci a mieux à faire qu'à nourrir des regrets, il doit projeter son esprit vers l'avenir, il est actif, vigilant, il n'a guère de place en lui pour les simagrées de cet autre qui, au contraire, n'a rien à faire qu'entretenir le souvenir et le manque.

Par ailleurs, si on est celui qui reste, il n'y a pas lieu de penser que celui qui s'en est allé a tiré de sa mort le moindre mal – pourquoi alors le plaindre ? Et s'il ne s'agit que de déplorer une perte, je ne sache pas que la plupart des gens, à bien y penser, soient fort admirables et utiles, par conséquent je ne regrette presque jamais sincèrement la mort de quelqu'un.

Si on est celui qui part, on a bien le droit, il me semble, d'être égoïste alors : ce qu'on laisse derrière est déjà à moitié perdu de toute façon, à quoi bon y attarder longtemps sa pensée ? Pour cet homme farouche et résolu, la mort est un projet et un défi : cette posture implique de regarder devant !

La mort, vue comme un voyage, nécessite des apprêts et une volonté ferme. Il n'est pas temps d'atermoyer ; il faut la considérer bien nettement, et s'y déterminer comme un passage : à défaut de savoir à quoi se préparer, on doit, à mon avis, s'y résoudre avec conviction plutôt que s'en laisser surprendre, quel que soit son âge dès lors qu'on peut y penser raisonnablement. En cela, il me semble, on peut aussi réussir sa mort.

Tout ceci explique la façon dont ce poème exprime une conviction, un engagement, une résolution : il y a l'acteur de ce voyage, et rien ne lui gâchera les préparatifs et la traversée, ni souvenir (il n'est plus temps), ni remords (il a vécu de façon à n'en avoir jamais).

Enfin, ce poème pose aussi la question du voyage « programmé », autrement dit du suicide : j'ai infiniment de respect pour les braves qui s'y livrent, mais c'est à condition qu'ils n'agissent pas par regret ou pour fuir, mais par désir de l'explorateur – ce qui n'advient peut-être presque jamais. Celui qui met fin à sa vie et qui peut dire : « j'ai fait mon temps ici, je connais bien ce lieu, je l'ai exploré et je crois que je ne peux plus rien en apprendre de notable », celui-là qui veut, résolu et curieux, avancer courageusement vers un autre lieu qu'il ignore, mérite, à mon avis, une considération sans borne. Il n'est pas lâche, comme on dit bêtement, il n'abandonne pas la partie, mais il daigne en jouer – une nouvelle !... et peut-être en vérité n'y a-t-il pas d'autre jeu à jouer, et peut-être n'y a-t-il pas d'autre lieu à trouver : qu'importe ! c'est même plus fort, car cet homme, en toute conscience prend alors le risque d'aller vers rien, et il juge encore cette découverte du néant préférable à ne rien découvrir !

Voilà une explication fort sérieuse, et qui me mènera sans doute vers des abîmes de débats que je ne suis pas sûr de vouloir assumer ! Tant pis pour moi ! je l'aurais cherché, après tout !


Or, voici venu le moment où @mayou82 peut cesser de me lire, car elle apprécie moins (déteste ? exècre ? abomine ?) mes explications techniques sur la versification.

Ce poème est encore un sonnet en alexandrins – je n'écris que dans cette forme et sur ce mètre pour le moment. Mais les rimes ont une autre disposition que la première fois, plus caractéristique : dans les quatrains les rimes sont « embrassées » (ce qui est en principe obligé dans un sonnet), le premier tercet comporte une rime « suivie » (ou « plate »), puis de nouveau les rimes sont embrassées. Il n'apparaît pas ici de rimes « croisées » (a-b-a-b). En général, on évite dans un poème d'autres dispositions qui, à ma connaissance, ne portent même pas de nom parce qu'on aurait tendance à oublier, en écrivant ou en lisant, un vers en cours de route – l'esprit humain a ses limites... même le mien ! (ceci à dessein de vérifier si mayou82, que mes rodomontades insupportent, lit encore.)

Ce paragraphe, certes, ne sert qu'à vous apprendre encore du... du... (allons, allons !) Du vo-ca-bu-laire ! (Bravo !)

À présent, entre gens de qualité, j'aimerais vous parler justement de la qualité des rimes, notion essentielle pour entendre quelque chose à la formidable et troublante complexité d'un poème classique.

Une rime est, vous en convenez, un ensemble de sons identiques à la fin de deux vers. Or, ces sons, qu'on appelle phonèmes, peuvent se séparer : « peur » et « ailleurs » comportent deux phonèmes en commun, le son « eu » et le son « r », tout comme « sauvage » et « passage » (son « a » et son « g »... le « e » final, je le rappelle, ne se prononçant pas.) – en principe, ces phonèmes ont une écriture distincte entre crochets, mais je sens qu'il va me falloir une demi-heure pour trouver comment l'écrire sur mon clavier, alors passez plutôt voir l'A. P. I. ou Alphabet Phonétique International sur Internet, ça vous aidera à comprendre la façon dont se prononcent les mots.

On classe les rimes en trois catégories : les rimes pauvres (un phonème en commun), les rimes suffisantes (deux), et les rimes riches (au moins trois phonèmes en commun).

Quel est l'intérêt de ce décompte ? allez-vous me demander.

Si ! si ! demandez-le !

Voilà. L'intérêt, donc – et vous allez trouver que les poètes sont des aliénés de labeur, vraiment ! – c'est qu'on n'aime point, dans la poésie classique, les rimes pauvres : on les évite, on les traque, on les abhorre presque autant que @mayou82 mes explications de versification ! Ça paraît snob, je sais bien (je ne parle pas ici de mayou), mais c'est ainsi : plus vous lisez de la poésie, plus vous prenez l'habitude de vérifier la qualité des rimes, et vous finissez, vous aussi, par détester la rime pauvre (sans compter, évidemment, tous ces idiots qui jugent révolutionnaire et génial de faire rimer « amour » avec « toujours ». Ah ! et faut-il le préciser ? on ne fait pas rimer un mot avec lui-même, du moins pas s'il a le même sens : non mais oh ! c'est trop facile !).

Personnellement, dans ce recueil, je crois bien que je n'utilise jamais de rimes pauvres.

Vérifiez, si vous voulez !

J'entends la sonnerie. Un café m'attend en salle des profs.

C'est tout pour aujourd'hui.

À partOù les histoires vivent. Découvrez maintenant