Jamais gratuit - making of

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Si d'aucuns se sentent par moi mordus, ce n'est point parce que je serais acculé ou aurais les canines naturellement promptes à surgir : parfois supposent-ils que c'est en animal blessé que je combats, m'admettant une rage infâme contre ceux qui seraient justement susceptibles de me vaincre, insistant pour que ce soit la rancune qui anime ma colère, en un mot : m'imputant la faiblesse de celui qui fougueusement remue parce qu'il est mis hors de son élément, comme le poisson pêché frétille vainement sur la berge. C'est alors, selon cette théorie, parce que je ne saurais pas me défendre que je serais aussi piquant et offensant, en sorte de réaction à tout ce qui me rendrait impuissant.

La vérité est que je n'ai jamais la moindre intention principielle de navrer quelqu'un.

Je n'ai, comme on va bientôt le comprendre, pas même l'intention initiale de m'adresser à quelqu'un : comment voudrais-je agresser celui dont je n'anticipe même pas l'existence ?

Voici comme je travaille :

Dans mon étude fastidieuse et lointaine, je réfléchis profondément à quelque conception, si possible nouvelle, de telle chose, et m'aperçois, mais en silence, qu'environ rien de ce qu'on m'a inculqué n'est, non même indubitable, mais vrai : je n'en tire cependant aucune rancœur, conserve mes conclusions pour moi à dessein de faire progresser mon intelligence, d'enrichir mon esprit et d'accéder à des corollaires qui font autant ma douleur que mon orgueil, et comme je me sais disposé à oublier quelquefois ce que je découvre, je tiens un journal numérique où je note mes observations, où je recrée un monde qu'on ne m'a jamais appris, à l'imitation de ce que je crois avoir découvert qu'il estfoncièrement après un véritable examen plutôt qu'en adéquation à des préjugés avec lesquels on inculque automatiquement à voir. Or, je ne suis pas si égoïste que deux minutes me coûteraient beaucoup à ne pas publier ce que je me discerne et révèle, de sorte que chacun peut lire, le plus souvent avec quelque délai d'écart, le fruit de mes réflexions. Ainsi, je n'exige rien, je ne m'impose point, je ne réclame pas qu'on me soit fidèle ni aucune forme d'assiduité. Le bizarre penseur au ton scientifique, dogmatique, impudique et péremptoire, que je suis, ne croit pas devoir se soucier d'un correspondant, c'est pour cela qu'il pontifie quelque peu : il n'a aucun égard à s'adresser à lui-même, aucune précaution à exprimer, aucun effet rhétorique à poursuivre, hormis l'exigence d'être clair, succinct, irréfutable et aussi exhaustif que possible. Il ne veut pas plaire à autrui : quel tact s'accorderait-il, et dans quel but ? Celui de l'art, certes, car il préfère les beaux textes exacts, mais il aime un peu davantage, s'il faut choisir, les textes exacts plutôt que beaux. Et de cette façon, il enchaîne sans vanité les illuminations plus ou moins conséquentes qu'il s'adresse à lui-même, quoique sans distinguer l'inégale importance de ce qu'il énonce et expose : ses regards portent sur des petits sujets tout autant que sur des grands, parce qu'il faut à une pensée aussi bien des éblouissements que des transitions qui y mènent par degrés ; il ne rejette rien de ce qu'il trouve, son critère consistant à ce que, lui, n'ait auparavant jamais vu, lu ou entendu parler de ce qu'il croit avoir exhumé (il n'est pourtant pas dupe et sait bien, selon ce dont il disserte, la différence des progrès que son sujet fait dans sa philosophie personnelle). N'importe : il rapporte tout, est patient, solitaire ; il ne demande rien.

Qu'advient-il alors ? Il advient que par hasard il choque : et c'est réellement par hasard, car il ne l'a pas voulu ; comment le ferait-il exprès, alors que ce qu'il énonce finit par lui sembler d'innocentes évidences après qu'il ait méthodiquement développé ses arguments, et il s'étonne qu'on puisse le contester, c'est-à-dire en général penser vite et mal ce qu'il a, lui, mûrement réfléchi. Vraiment, c'est assez difficilement qu'il réussit à regagner la mentalité ordinaire pour se réincarner en celui qu'il était avant de penser : ce lui est chaque fois comme une épreuve, et il s'ébroue de longues minutes, comme pour se défausser des particules d'esprit qui l'empêchent de se remétamorphoser en amibe, jusqu'à condescendre à l'idée commune qui sert de moyenne à ceux qui par lui se sentent offusqués, et il comprend finalement quel malaise imprévu et quel malentendu il a suscités. Mais on refuse de l'entendre, et comme il sait qu'il lui faudrait plutôt mentir pour lever la contrariété que préciser sa pensée qui outrerait davantage cette audience, n'ayant pas le goût de feindre d'être d'accord, il se résout malgré tout à s'expliquer en termes plus accessibles, ce qui lui constitue un exercice à argumenter à l'usage des simples, mais cette démarche ne fait que le confirmer dans l'aspect d'un monstre ou d'un fou invétéré qui s'obstine à ne pas se dédire, alors on le conspue. Il ne s'était pas énervé jusqu'alors, mais comme on est agacé de telles impudence et froideur, comme on juge une dureté haineuse ses opinions rassises et paradoxales, comme son intempestivité signale de facto un mépris incachable, on suppose qu'il est impossible de prononcer tant de ces novations immorales avec une humeur calme et farouche sans vouloir provoquer, et comme on estime autrui toujours à son aune et qu'on est soi-même courroucé, on a préféré croire qu'un tel flegme était une façon de colère rentrée, on interprète la neutre dureté en rancune bouillonnante, on transmue le choc tiré de sa propre bêtise en accusation de violence volontaire et masquée.

On l'insulte, cet homme, de toutes les manières ineptes pour le faire sortir de sa stature sensée où c'est manifeste qu'il domine. On connaît mille moyens puériles et injustes d'irriter des savants avec des outrances plates et des proverbes piteux où ils ne seront pas sur leur terrain de prédilection. Cet être paisible et retiré, on ne veut pas qu'il reste en paix, parce qu'on se sent atteint de sa hauteur, bien qu'il n'ait pas jugé bon d'éclairer particulièrement sa personne : mais tout le fondement superficiel qui vous anime et qu'il nie, ces courts écrits, faits pour construire les progressives synthèses d'une pensée de la réalité en déroulement, vous aheurtent comme si vous n'étiez soudain plus personne, comme si tout ce que vous savez, ou du moins telle chose vaste que vous pensiez savoir, n'était qu'une chimère, et vous tout ensemble avec.

Il faut que cet homme vous déteste – non : il faut qu'il déteste les hommes : c'est ainsi que vous pourrez faire de chacun, contre cet homme-ci, un allié ; et c'est logiquement que votre arme favorite sera la majorité et le consensus.

Rappelons pourtant que ce reclus est un être sans prétention d'aucune sorte qui, dans son bureau, produit à sa mesure ce qu'il croit seulement nécessaire à entretenir son cerveau et à dicter sa conduite. Le volet de sa fenêtre est à demi fermé la plupart du jour parce que le soleil frappe un peu fort la page où il écrit, il est entièrement clos la nuit où il n'entend pas le moindre mouvement de l'autre côté du carreau. Sa table est en vieux bois, ses mains trottent : il ne songe pas un instant à ménager ni à contrarier quiconque. Il pourrait, le dernier au monde, continuer ainsi méthodiquement sa besogne sempiternelle et délicate jusqu'à l'heure de sa mort. Il n'a pas besoin de succès ou de renommée, il publie sans espérance d'être entendu ; il s'étonnerait même d'intéresser beaucoup de gens. Il n'envisage guère, qu'on ne l'aime pas ou qu'on déteste ce qu'il fait, qu'on vienne l'injurier par correspondance, au même titre que, d'ordinaire, on ne se rend pas en visiteur insolent à la porte de quelque maison pour honnir son propriétaire et lui montrer jusque chez lui comme il faut parler et se comporter.

Il n'admet pas aisément qu'on consulte ses textes à dessein unique de les abîmer ou de le blâmer : il y faudrait, pense-t-il, une patience assez étrange et une obstination déraisonnable, comme d'accorder une attention énorme à des insignifiances qu'on déjuge. Celui qui répugne, en général, s'il ne fait nul prosélytisme on ne s'ingénie pas à aller le rencontrer.

C'est pourtant ce dont notre homme s'aperçoit chaque fois que, par intérêt de maintenir sa pensée, il prononce en public quelque idée qui lui semble éclairante.

Le voici, lui l'obscur minutieux, l'objet des fureurs du monde.

Ce monde, non content de détenir des faussetés pour son apaisement, voudrait au surplus installer ses mensonges au point qu'on ne pût plus y contredire. Il s'insurge même en raison de l'intuition de son erreur, car le sentiment d'avoir tort chatouille, irrite et exaspère. Il n'est donc pas contradicteur, car la logique dialectique le desservirait, il est censeur et diffamateur. Il ne supporte pas vos protestations qui le réduisent et désavouent. C'est pourquoi il ne cherche pas tant à prouver que vous avez tort qu'à démontrer que vous ne devriez pas écrire cela, au nom de leurs sentiments et de la morale, au seul prétexte que la réalité blesse les partisans d'illusions comme eux.

Mais vous n'avez pas voulu blesser quiconque ! et même, vous ignoriez au juste qu'il y avait des illusionnés, et de telles variétés, du moins qu'il y en avait tant !

Ils viennent vous extirper de votre demeure, sous les cris et la menace : vous sortez, et vous n'aspirez certes pas à leur être complaisant. Ils vous voient sous leur torture serrer quelque peu les dents, alors ils arguent : « Voilà qui vous êtes en profondeur : hargneux et grinçant, vous êtes tout découvert ! », et tandis qu'ils glissent sous vos ongles des lames de rasoir, jusque chez vous, dans votre salon même où ils se sont introduits, ils vous reprochent d'être aussi insensible et inhumain, vous appellent monstre malgré leur obtusion presque cannibale, et s'étonnent de vous voir résister et ruer, qualifiant cela d'indécence et se gaussant de vous avoir fait réagir, cependant que pas un n'a ouvert la bouche tant ils sont occupés à moudre des mâchoires, de sorte qu'on n'a pas entendu de leurs lèvres, depuis le début, le commencement d'un argument humain pour discuter vos propositions.

À partOù les histoires vivent. Découvrez maintenant