La Retraite du poète - making of

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Souvent je m'imagine dégagé de tout souci, isolé de tous, sans responsabilité que la dépense minimale d'un maigre tiers-salaire, vivant chichement sous des combles un peu misérables – mon suffisant logis –, à l'écart des hommes, sans grand intérêt pour le reste du monde et cultivant exclusivement le jardin de ma personne et de mon art. J'entendrais, depuis cette retraite, les cris et les rires des enfants que j'observerais parfois dans la cour d'école du dessous, et ce contact serait tout mon rapport à la société humaine : cette vision m'inspire une paix profonde, mais une paix, certes... un peu lâche ! C'est qu'il faut se colleter un peu à la réalité si l'on veut vivre, et à nous seulement de tâcher de ne pas en être trop corrompu, de ne pas s'abîmer à son toucher, de ne pas perdre de son intégrité, de sa « propreté » – la teinture sociale imprègne toujours quelque peu malgré la dureté et l'imperméabilité du tissu.

Il me semble que la langue d'un être qui serait isolé à ce point des autres et qui se dédierait exclusivement, des heures durant, à l'écriture, finirait presque nécessairement singulière et belle, une quintessence de soi altérée par personne, d'une coloration terne peut-être – et encore ! – mais unique.

Oui, sans doute ; et pourtant je gage que notre société ne voudrait rien y voir : ces étrangetés-là la blessent, elle y reconnaît certainement ses propres insuffisances, ses faiblesses notamment et ses difficultés d'élévation, et, par contraste avec ce qu'elle est et ce dont elle est seulement capable, y discerne son peu de tempérament artiste, en sort tout attristée et confuse, mal à l'aise, à moins qu'elle réfute déjà cet art dont elle n'est plus en état de comprendre quelque chose.

Cela m'évoque ce très littéraire ouvrage de @-----ito, « Du Cahot de l'anthropie », d'une évidente originalité de style et d'une grande force évocatrice, mais lu par peu de monde et dédaigné, comme son auteur le rapporte, par la critique. Dans un monde vraiment concerné par l'art, dans une société compétente à décerner justement des récompenses, ce texte – et d'autres de cette manière – aurait remporté quelque chose. Mais tous nos goûts artistiques sont inexistants ou pourris ; il n'y a que l'argent et le goût des foules quelconques.

On ne voit plus l'art, l'art ne se vend plus ; j'en ai déjà parlé par ailleurs, je n'y reviendrai pas.

Mais vraiment, qu'on me donnât dix ou vingt mille euros pour fonder une maison d'édition, et je jure que je saurais réconcilier rien qu'en partie nos contemporains avec le mérite indéniable, celui qui paraît d'une telle évidence que sa négation est une insulte au jugement humain ! On ne demande que cela : mesurer, dans l'art, une différence sensée.

Ma « Retraite du poète » est l'exposé en quelque sorte subliminal de cette vision de solitude typiquement bohème et consacrée à l'art ; la virtuosité de sa forme, tout holorimée, est une volonté initiale tout secondaire qui s'est imposée peu à peu après l'écriture du premier vers. Le défi est né ensuite de poursuivre sous cette violente contrainte, défi aussi fascinant – une obsession de presque chaque minute pendant deux ou trois jours – qu'épuisant de complexité : j'ai lu ensuite d'autres vers et sonnets de forme semblable, mais aucun ne m'a communiqué le sentiment d'un sens assez clair ou l'impression de n'être pas contourné d'une façon excessivement alambiquée ; peut-être le mien, aux alentours du second quatrain notamment, n'est-il pas non plus parfaitement diaphane, sa signification, n'empêche, reste incomparablement plus nette que ceux que j'ai découverts. Il faut imaginer, au surplus, une tonalité médiévale où l'on rencontre la disparition historique des pronoms personnels sujets et où une légère modification de l'ordre syntaxique ne défend pas de percevoir la sémantique générale – et tout dans ce poème, je crois, avec l'envoi à Dieu, induit une pensée unie et sensible.

Je n'ai pas grand-chose à ajouter là-dessus – j'ai précisément fait figurer là ce texte au sujet duquel je n'avais guère à dire pour placer une pause, une halte, dans mes explications fiévreuses : la dernière, plus longue et si dense, m'a réclamé un temps prodigieux, au point que j'avais craint de ne pas réussir à la produire dans les temps habituels : j'ai dû négliger des corrections à cette période, et j'ai récupéré tout d'un coup ces copies pendant le week-end, dur et brutal labeur ! C'est à peine si je ne commence pas à sentir que mon travail sur Wattpad me réclame plus de temps que celui que j'exerce en tant que professeur ; et pourtant, il ne me rapporte rien que vos aimables échanges ! Ah ! comme on est mal récompensé pécuniairement pour tout l'art que l'on donne ! (Mais je vous remercie toujours de vos bonnes paroles !)

Au fait, ne connaîtriez-vous pas un éditeur généreux, amateur de beaux vers et de textes profonds ? C'est que, si un argent suffisant m'en donnait les moyens – il ne me faudrait comme maintenant que de quoi rembourser peu à peu mes emprunts –, je vous jure bien que je serais un peu moins professeur et que j'écrirais davantage – j'ai bien composé, après tout, mes Norsmith en un an (si on compte la durée réelle d'écriture et le temps quotidien monstrueux que je suis capable d'écrire) : renonceriez-vous donc à tant de chefs d'œuvre possibles pour si peu ?

Donnez, du moins ! donnez-moi donc un peu ! Ainsi, ma femme ne me reprochera plus de m'échiner en vain, et je serais si fier – songez-y ! –, de lui rendre rien qu'un sou en contrepartie de toutes mes négligences ! (règlement par chèque de préférence, comme aux bonnes œuvres, mais je vous préviens que je doute un peu que celle-ci soit remboursable à hauteur de 66% !) Ah ! ce serait si drôle, aussi, si ce n'était pas si triste, si vertigineux d'horreur, si lamentable au fond : tout ce que je pourrais faire – et d'autres comme moi, peut-être –, si l'argent m'en laissait seulement – le temps !

À partOù les histoires vivent. Découvrez maintenant