Les Grincheux - making of

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Nous ne sommes pour le contemporain, qui est sans pénétration et proverbial, qui fige en morales et qui catégorise en caricatures, rien que des « grincheux », trop sérieux, pas assez solidaires et peu divertis – mais, lui qui prétend savoir rire mieux que nous, il ignore tout de ce qui fait le naturel et la grandeur d'un rire. Il est pourtant vrai que nous ne rions pas aux mêmes traits, qu'il nous faut de l'esprit pour nous amuser ainsi que plus de conséquence, que nos rires ne sont jamais entièrement du divertissement passif, et c'est parce que ses plaisanteries souvent nous paraissent symboliquement atroces – autant sa coutume de muser avec affligeante vacuité que ce dont il s'amuse et qui signale à bien des égards la vilenie de sa complète superficialité – : il a un rire commun qui porte sur l'insignifiant le plus unanime et atterrant. Si nous voulions, nous lui ferions sentir combien l'expression de son rire est forcée et artificielle, uniquement sociale, strictement rassurante, qu'il n'éclate presque jamais de rire franc qui est la seule réjouissance du monde, qu'il ne rend que des attributs de rire, que des simulacres civils, des contentions de sourires accompagnées de mots et de sons, des mimiques pour soutenir et relever la routine de l'existence, au point qu'il est déshabitué de rire vrai, qu'il ne rit plus qu'en feintes et qu'en matériaux de communication, que tout ce qu'il sait et pratique du rire se résout à cela : une image, l'image que nos regards sagaces, encore plus psychologues que leur conscience, dévoilent et dénoncent. Comment s'étonner, face à ce rire, que nous passions pour grincheux ? C'est à ce rire que nous refusons de nous accoutumer, de nous laisser paresseusement happer, à quoi nous ne nous livrons pas : et pourquoi nous y livrer ? serait-ce pour plaire à ces autres ? pour les encourager ? à quoi, sinon pour leur agréer et nous fondre en eux, comme ils font eux-mêmes pour acquérir le sentiment de leur place et de leur relative importance ? Ils ne rient que de ce qu'il est convenable de discuter avec humour après une sélection oppressive et immédiate, de sorte que ce qui les détend constitue le rappel d'une permission et d'un conditionnement, une servilité et un joug, l'acceptation d'un ultimatum insu, mais il faut avoir notre observation pour le comprendre. Derrière tous leurs rires se perçoit la présence d'un maître qui les enjoint de s'y livrer ou qui limite au contraire de son sceptre menaçant la perspective et le territoire du rire : hors de cette circonscription, on jouxte le danger, le rire devient suspect, on ne se risque pas à rire, on prend garde et par défaut, comme on se force toujours à rire, c'est aisément qu'on s'y abstient – mais, bien sûr, ils ne voient pas ce tyran désolant et cette ombre, trop occupés à suivre les règles parce qu'ils n'en devinent pas d'autres. Un tel rire, tant contraint et circonvenu sous quelque ordre insensible, constitue toujours pour nous une grimace, et nos « grincements » en deviennent peut-être autre chose de plus positif... Or, nous savons rire, mais d'inconvenance et fièrement, de plein pouvoir et de grande personnalité, en suzerains et non en serfs : nous avons l'épanouissement du rire puissant, du rire jaune, du rire libre, du rire libéral, du rire libertin, du rire sans foi ni loi, de sorte que quand nous plaisantons nous ne le faisons jamais pour les autres, nous ne partageons pas le rire ou bien qu'avec des êtres de notre pouvoir, nous exposons le rire comme trophée spirituel, ce qui leur paraît étrange, à eux qui ne rient qu'en réponse à un stimulus, qui ne connaissent que le rire pour complaire, ce qui leur est anormal, inconvenant, et ce qui les perturbe ou offusque : il leur semble que nous ne rions que pour nous-mêmes quand nous rions de pur « bon cœur », que leur présence est superflue, qu'on les néglige parce qu'ils ne savent y participer, comme un spectacle qu'on donne et dont ils n'osent pas saisir la place sur cette scène trop ambitieuse pour eux, et, si par crainte ou par pudeur ils ne veulent pas se livrer au rire dans cette direction, ils trouvent que c'est égoïstement que nous rions et presque à leur dépens, parce qu'ainsi notre rire écrase leur inaptitude à y contribuer, ne leur offre que le rôle qu'ils pourraient y prendre, c'est-à-dire aucun. Il faut dire que, même dans le rire, nous goûtons les subversions vraies et les âpres joutes – toutes variétés ludiques de coups – qui les importunent comme des extravagances volontaires et brusques, dont ils sont peu capables, qui les stupéfient et humilient, et qui outrepassent les bornes du Seigneur sévère qui préside à leurs conventions de la conversation. Nos rires les scandalisent, et ils rient, eux, d'une façon si terne et si convenue que nous nous en scandalisons également, car si nos rires sont des faux qui tranchent d'enthousiasme les bêtises de l'homme, leurs rires sont faux, répandus, banaux, vulgaires et sans élan ni vitalité, car ils ne savent rire que d'usages et de traditions, car il n'y a personne ni rivalité dans leurs rires – des rires insincères, guindés, des rires mornes, des rires plats et sans saveur, des rires qui sont des plats de cantine et qui ignorent même ce qu'on peut manger d'autre, des rires, précisément, « de la conversation ». Entre ces rires, deux races de rieurs divisent à présent l'humanité : les uns rient avec légèreté et formalité de ce qu'il y a de plus inessentiel au monde sans s'en apercevoir, riant d'incongruités qui ne sont que vétilles, riant de ce qui déroge aux lourdes légalités de leur petit monde stylé et dérisoire, les autres rient avec profondeur et pertinence de tous les méchants travers qu'ils constatent et qui sont, aux yeux de l'homme haut, des indignités et des infamies humaines, fustigeant ces vices qui les aiguillonnent à coups de rire comme des corrections et comme des redressements publics. Les uns se contentent du monde, s'y plaisent tel qu'il est, s'y adaptent et y creusent leur foyer, rient avec facilité et sociabilité, avec une foncière docilité, parce qu'ils ne voient ni ne pensent rien qui les inciterait à se préoccuper de ce vaste continent croupissant qui dérive indolemment sur des eaux hypnotiques ; les autres ont dans le rire une efficacité perçante qui traverse l'inutilité commune. Les Grincheux sont des désespérés : de vos plaisanteries ils tirent de la souffrance, et par-dessus ce dont vous vous satisfaites ils perçoivent l'immense injure – insuffisance et oubli – portée au potentiel du genre humain. Vous êtes contents de vous abstenir de penser et de vous conformer à des rites, quand ils sont à penser : « Comment peuvent-ils rire ainsi sans réfléchir à leurs négligences auxquelles leur irréflexion-même contribue ? » Il nous semble que vous êtes bien légers, justement, sur toutes les turpitudes dont vous êtes les adaptateurs et les complices, et qu'ainsi vous devenez oppresseurs, ne serait-ce qu'en ne refusant point de vous départir d'obéir aux codes du rire piètre. Nous avons, nous, toujours planté en travers de nos yeux le spectacle imaginaire d'une humanité saine, non pas parfaite mais digne à sa juste valeur, et ce que vous exprimez, dans toutes vos détentes, c'est : « Ne vous en faites pas, ne soyons inquiets de rien ! Vivez comme nous, sans y penser, sans penser à rien ! Obéissez aux normes bienheureuses de la légèreté taillée à la mesure du groupe, et faites ainsi comme les autres ! » Votre quiétude, dans le monde si turpide que le nôtre, est plus qu'une négligence : c'est une culpabilité, et nos désapprobations vous l'indiquent ; voici pourquoi vous nous appelez Grincheux, pour vous débarrasser de notre intempestivité et de notre disparité. Nous vous appelons, nous et à plus forte raison, Déchus et Irresponsables, nous vous appelons Divertis et Imbéciles ; chacun y va de sa secrète invective, et nous ne nous accordons – par le rire ou non – qu'en surface. Nous avons la vérité du constat mais vous avez la majorité, et, partout où il s'agit de vous conforter, vous tournez le regard au hasard et demandez confirmation : aussitôt vous voilà rassuré, c'est donc que « nous manquons de solidarité et d'humanité », que « nous ne savons pas rire », que « nous prenons tout avec gravité ». Nous ne sommes pas Grincheux, non, c'est vous qui êtes les Fous, les Bouffons, les Enfants-échappés-d'asile, les Inhumains, vous les Qui-ne-veulent-pas-savoir, les Prisonniers-satisfaits, les Contributeurs-de-la-société-sinistre telle qu'elle est et telle qu'avec votre soutien elle se perpétue – votre adhésion passive est la condition-même de son existence. C'est vous qui constituez, par vos insouciances des affres du monde auxquelles vous participez, les Grincheux de la vie et de la vérité, et il est certes extrêmement « grincheux » que vous abimiez par tant d'inconscience fâcheuse, par tant d'aspirations au confort et par tant de facilités viles, le visage autrefois aimable de la société humaine telle qu'elle aurait au moins dû se maintenir ; objectivement, il est fort « grincheux » que vous soyez décadents et dégénérés. Vous marchez avec agrément sur la face humaine ; en riant, vous piétinez vingt siècles et plus d'évolution de l'espèce entière ; votre sociabilité factice écrase toutes valeurs et toutes vertus fondamentales, tous les espoirs les plus évidents et les plus sains qu'on peut vouloir au nom du progrès de l'humanité, et, voyant que nous ne gambadons pas ainsi que vous sur le front et sur les joues de nos ancêtres et de la dignité humaine, vous dites, à part : « Revoici les Grincheux ! » ; or, c'est plutôt vous qui êtes effroyables et grinçants, les adultes innocents, les ingénus complaisants, vous qui détournez le regard perpétuellement de ce que vous êtes et de ce que vous pourriez être. Comment pouvez-vous danser avec tant de négligence sur la tombe de l'Homme, et, par votre danse, inciter à en creuser d'autres ? Vous êtes des simulacres d'homme, ne retenant qu'une vitalité de façade qui constitue tout ce que contient – ou plutôt ne contient pas – ce rire abject : habitudes, rouages, manières, toujours identiques. Votre essence est une déshonorante grincherie. Regardez ces enfants qui s'amusent par terre, dans la position de bossus, difformes, rapetissés, parlant à peine, geignant, usant du même langage et des mêmes postures comme des copies, s'amusant ; que font-ils et à quoi rient-ils ? Ils arrachent les ailes d'un oiseau ou ils font toute autre chose de la sorte, en plaisantant à leur façon grossière et codifiée de sacrificateurs d'oiseaux, et par l'action qu'ils exécutent en badinant ils régressent eux-mêmes et donnent l'exemple d'une autorisation de déchoir. Ne deviendrez-vous pas grincheux à votre tour, en les voyant ? Ou bien participerez-vous, en vous courbant bien, au jeu inutile et répugnant des enfants-troupeaux ? « Grincheux » ! Ah ! n'avez-vous donc pas honte ? D'où naîtrait la honte, après cela ? Chaque jour vous voit arracher une aile nouvelle à la hauteur de l'homme par votre « légèreté », et c'est nous qui serions des « Grincheux » ? Intérieurement nous rions avec transport de tout ce qui n'est pas et que nous imaginons, avec réjouissance de tout ce qui devrait être, avec bonheur et rêve de tout où nous fixons notre idéal, et vous, sur ce décor concret et monstrueux qui vous entoure, sur cette saleté qui vous environne et vous compris, vous promenez des regards contents et vous en plaisantez, vous y adhérez même, par vos mines ravies d'artifice ?! Y a-t-il plus grincheux que cela, plus grinçant, plus sinistre, plus démoralisant et douloureux ?! Faut-il, par-dessus, que vous veniez nous reprocher notre sévérité, notre désespérance et notre inaccoutumance de cette ambiante turpitude ? Nous n'avons pas le cœur, il est vrai, à déchirer l'oiseau en riant, mais serions-nous moins « grincheux » si, à votre imitation, nous nous contentions de vaguer paresseusement sur ce monde de bétail, attirés par les rares couleurs qui passent, absorbés par les illusions de surface et comme sous psychotropes ? Nous sommes votre mauvaise conscience et votre profondeur, nous sommes vos vestiges d'humanité, nous sommes votre mémoire et les restes évanouis de votre puissance : regardez-nous une fois franchement au lieu de nous fuir, et regardez-vous, à travers nous, pour voir ce que vous êtes : vous découvrirez, en vous fondant à notre place, combien vos rires et évanescences peuvent, sur des charniers décomposés, devenir infiniment grincheux.

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