Le Tourment - making of

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Ce poème est une agonie, né d'une agonie, relu avec agonie. On ne saurait imaginer, je pense, combien la vision qu'il décrit me cause de palpitations et de douleurs. C'est bien simple : mon cœur se contracte, mon souffle se rehausse, mes yeux s'embuent, et j'ai même eu en le publiant un vertige où mon corps s'est arrêté un instant.

Et encore, un sonnet, si court, ne peut rendre l'atroce précision de ce songe, spectacle vivant en mon esprit : il y faudrait une prose synesthésique et impitoyable, de quoi me faire trembler de malaise, et je n'entends pas la nécessité de m'infliger une telle torture. Il suffit qu'on me croie lorsque je jure tout le mal insoutenable, viscéral, que me procure cette image, mais c'est peut-être aussi plus qu'un lecteur normal ne peut comprendre, je veux parler de celui qui, lisant une histoire, n'en fait jamais une matière propre à ajouter à la leur. Comment dire...

J'ai fini par constater, à force de comparaisons, que j'ai l'esprit singulier pour ce qui est de l'imagination. Mon cerveau emballé vit toujours hypersensiblement les représentations qu'il se forme, au point que lecture et écriture me font éprouver des sensations presque réelles, du moins très analogues à la réalité, comme si par exemple j'avais déjà tué. Et ce n'est pas une figure : j'ai alors le crime au bout des doigts, je le jure, jusque dans l'intention et les muscles, et je croirais seulement renouveler une expérience si j'assassinais ensuite « pour de vrai ». Quand je me représente une chose, je la vois, la sens, je l'éprouve ; c'est bien davantage qu'une simple abstraction – c'est aussi une qualité profitable pour mesurer la vraisemblance d'une image : cette image, me dit mon esprit, est juste puisque je peux la vivre jusqu'au bout, puisqu'il ne s'y interpose aucune objection de mon action minutieuse dans son scénario. D'une certaine façon, c'est un système en moi : si je me penche sur une idée, je m'y fonds comme un acharné au point de me laisser envahir par elle ou de la rejeter avec dégoût. En somme, pour nul sujet je n'arrive à me contenter de l'indifférence de la plupart des gens. Tout m'affecte, m'imprègne ; rien ne me reste pour toujours à distance ; j'investis et j'incarne tout ce qu'on me raconte et tout ce que j'écris. Un mot est pour moi un monde à visiter, et une idée complexe un labyrinthe que j'explore.

(Ceci explique probablement mon problème avec la musique : il m'est impossible presque physiologiquement de ne pas écouter avec intimité, avec une sorte d'exploration même, un morceau musical que j'apprécie rien qu'un peu ; j'y réfléchis, j'y reviens sans cesse, il m'obsède à longueur de journée, je ne puis m'en détacher d'au moins une semaine, j'y trouve continuellement de nouvelles subtilités et y compose en esprit des variations, j'y suis fasciné jusqu'à l'épuisement mental, et c'est pour cela que je m'efforce d'éviter la musique – je ne puis juste « entendre » un extrait musical, par exemple en toile de fond d'une conversation, sans y porter perpétuellement mon attention, quoique sans grande négligence du reste, parce que tout ce qui notamment s'apparente à de l'art m'évoque des pensées profondes où je m'enfonce de façon inextricable. En somme je ne puis jamais, en ces domaines de ma prédilection, rien ignorer. Fin de la parenthèse.)

C'est pourquoi ce poème n'est point, à ce que je crois, un morceau littéraire sur la jalousie. Je vais tâcher d'expliquer cela.

Vraiment, je ne me soucie pas qu'une femme m'appartienne : je me mépriserais ainsi esclavagiste, je m'en voudrais de me trouver si bête au point de vouloir être comme tant d'autres le propriétaire d'une personne. Cette pensée en particulier qu'une femme puisse aimer plusieurs hommes pour des attributs tout différents me paraît naturelle et saine : après tout, il n'existe pas d'homme uniformément parfait, et je n'entends pas qu'on doive subir ensemble les bons et mauvais côtés d'un individu sans comparaison ni sélection permanente et comme s'il devenait impossible, après avoir aimé quelqu'un ou même pendant qu'on l'aime, d'admirer quelqu'un d'autre de supérieur et de choisir de l'aimer aussi par l'endroit précis où il surpasse l'autre, le « premier ». Un tel amour exclusif, où une possession unique et contractuelle ferme la sensibilité à toute vertu extérieure parce qu'il est antérieur et repose sur une promesse inconsidérée faite dans un moment d'égarement où l'on supposait que rien ni personne ne pouvait surpasser l'être initial, est un pur entêtement et un fardeau bien inutile.

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