Blasement - making of

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J'ai de grands découragements parfois, il est vrai : qui donc, à part une poignée infime – la plus valeureuse pourtant de l'humanité, la plus farouche et la plus brave, celle des derniers individus –, prendra la peine de me lire ? Qui, à part elle, méritera l'appellation de compagnons d'une même substance, d'un même repas, d'un même pain ? Quand pourrais-je enfin dire, raisonnable et sincère : « Vous, frères humains », « Toi, frère monde » ? Que me vaut-il de tant cogner au marteau sur un siècle insonore et immuable ? Ce raide métal inutile n'a pas même la forme d'une cloche ! il est moins que creux : sourd, atone, rétif à rendre la conséquence d'un coup ! Pour moi, la plus grande incommodité à être presque partout étranger et importun, c'est cet impatientement de ne pas trouver d'écho ou de réponse, de lancer artistement des appels sains qui me reviennent en silences ou en récriminations, de déranger des foules compactes au point de ne plus savoir pourquoi s'adresser à elles comme si cela pouvait encore servir à quelque chose. En particulier, lorsque m'arrivent tous les prévisibles cris de meute qui se déchaînent au nom d'un bien-être de mièvrerie que je n'ai jamais cessé de dénoncer, j'ai de ces abattements lourds où il m'est presque impossible de jeter mes regards abîmés et déçus sur quelqu'un qui me resoulèverait de valeur et de mérite : le courage ne peut plus naître de ce que j'observe, je dois le quérir au cœur même de ce que je suis, et cet effort, auquel j'ai pourtant l'habitude, peine périodiquement à fabriquer de l'enthousiasme, alors un voile opaque s'abat sur mes perceptions, voile de griseur monotone, comme une distance à tout, une prévention même, défense et parade à la douleur et au réel, parce qu'il faut, même pour un homme endurci, que sa sensibilité ne soit pas exposée au mépris des imbéciles et au jugement négligent de ceux dont l'esprit de vacuité corrompt et désespère : ce voile est alors un rideau tiré sur le monde insipide et morne pour préserver la couleur personnelle de soi, pour garder inaltérées sa belle et curieuse tendresse ainsi que ses nécessaires vitalités, mais, contradictoire, il est aussi une altération du monde qu'il ternit comme une épaisse pluie : en tenant à l'écart de soi, certes, il salit l'extérieur d'un ou de plusieurs degrés. Mais le rôle inconscient de ce barrage est peut-être, après lui, de fertiliser, comme un voile humide pour la germination des fleurs, car le contraste forcément qui s'ensuit révèlera le chant des sources et l'éclat des ruisseaux. Je repartirai ainsi plus lyrique, la volonté affermie, bien résolu, après ce sinistre repos de songeries amères, à produire de nouveau des merveilles, et, le souffle allongé, le corps remué, le corps stimulé de larmes versées à l'intérieur de mon cerveau alangui, me voici de nouveau ragaillardi, comme rafraîchi après l'étuve, pour un précieux temps, des flots brumeux de cette mélancolie. C'est peut-être d'ailleurs une autre illusion que ce réveil, comme au travers de lunettes sales on peut oublier la crasse des carreaux, et le nettoyage de mon humeur ne signifie nullement que j'accède à un plus haut niveau de conscience, car c'est bien vrai que tout est universellement laid, que l'essence humaine est de nos jours un laisser-aller dégoûtant qui n'incite vraiment à aucune compassion, qu'il faut mieux aimer les chiens tiqués et mordeurs du caniveau que cette engeance compromise et bête qui fait profession de valoir davantage qu'un vice parce qu'elle existe même si c'est en tant que vice – c'est peut-être un manque de lucidité en vérité que ce retour de mes forces, que cette renaissance du mirage selon quoi une vie existe quelque part, je le sais bien. Mais je dois vivre aussi : c'est assez que j'ai eu un long moment pour m'apercevoir et comprendre que je n'écris à peu près que pour l'espace vide et insensé de l'au-delà des vitres maculées et rayées de mes yeux ; la condition même de l'art, c'est de croire qu'il y aura quelqu'un pour entendre des témoignages de beauté pure et de franche raison, et moi, je suis un artiste ou je ne suis rien – j'ignore même quelle autre alternative je devrais me figurer sans aussitôt me haïr. Être comme eux ? Ah ! plutôt mourir ! plutôt mourir, car, comme je l'ai déjà dit, je n'entends plus quelle différence il y a entre vivre comme eux et être tout à fait mort.

À partOù les histoires vivent. Découvrez maintenant