La Maison de la rue d'Angell - making of

114 9 87
                                    

« La Maison de la rue d'Angell » fut pour moi un des poèmes les plus redoutablement difficiles à produire, compliqué à l'extrême quoique sans sophistication apparente, au point qu'à un moment j'y avais presque tout à fait renoncé.

Mon objectif était de réaliser, en un seul sonnet, le portrait essentiel d'un homme – cette brièveté, qu'il fallait pouvoir atteindre sans dénaturer le « modèle », était ce qui manqua le plus de me faire abandonner le projet. Cet homme, j'avais déterminé au début qu'il s'agirait de Howard Phillips Lovecraft, l'écrivain américain fantastique.

C'est un personnage fascinant que ce Lovecraft dont la vie autant que l'écriture furent assez extraordinaires. Il est plus connu aujourd'hui pour ses nouvelles monstrueuses centrées sur le « Dieu Cthulhu », mais il en a écrit beaucoup d'autres. Chez cet auteur – mais j'aurais bien de la peine, en une simple brochure, à évoquer tous les détails de son œuvre –, le fantastique trouve tout son sens initial et profond de « mélange troublant de réalité concrète et de mystères inquiétants » dans l'idée récurrente que l'espèce humaine ne dispose actuellement que d'une domination transitoire, qu'il y eut d'autres ères où des créatures bien supérieures gardaient l'univers, et qu'il y aura, après l'homme, d'autres entités distinctes et déjà prévues qui prendront sa place sur la Terre et dans l'espace.

En règle générale, ces monstruosités antérieures et postérieures ne sont plus ou pas encore visibles, mais il en reste des survivances ou des prémices qui se rencontrent en de rares occasions, notamment lorsque l'homme découvre des recoins inexplorés où des vestiges plus ou moins vivants végètent ou espèrent, pareils à d'étranges mammouths prisonniers des glaces ou dérivant dans les galaxies et pas tout à fait morts, peut-être même incapables de mourir tout à fait.

Et ces êtres, pour Lovecraft, sont infiniment plus puissants que notre espèce médiocre et faible, n'ont pas même un corps comparable au nôtre, n'ont aucun préjugé moral d'amour ou de compassion, et sont destinés, quoiqu'il arrive, à nous supplanter à plus ou moins court terme dans l'inévitable généalogie des espèces.

C'est cela, l'idée fondatrice de Lovecraft : l'extinction programmée de l'homme, annoncée par toute une suite de découvertes que le développement des sciences a rendues inévitables. La question qui se pose n'est pas de savoir si l'espèce humaine peut survivre, mais quand – et par quoi – elle sera remplacée.

Et ainsi toute rencontre monstrueuse est-elle le prémice additionné d'une catastrophe de plus en plus inéluctable.

La rigoureuse peinture scientifique et, d'une façon générale, le souci d'exactitude dans l'expression et le vocabulaire, trahissent peut-être le mieux ce qui constitue la « manière », pour ne pas dire le style, de Lovecraft. Pour l'auteur, la perception du fantastique ne se limite pas à une vision romancée du monde, à un fantasme merveilleux ou incroyable plein d'évocations vagues et séduisantes, mais elle se prolonge jusqu'à l'analyse minutieuse du monstre et de son univers, jusqu'à un point de dissection rarement atteint à ma connaissance dans la littérature jusqu'à cette époque. La créature – son fonctionnement ainsi que son habitat – sont des objets d'observations scientifiques, et il ne s'agit plus seulement de les imaginer grossièrement de façon à produire quelque aimable et lointain frisson, mais à les montrer dans toute leur exacte vraisemblance, vue et comprise par des individus modernes et intelligents. Il ne s'agit pas juste de présenter une atmosphère horrifiante, ou un spectre d'ambiance, ou un reflet de quelque chose, mais de démontrer cette chose – le récit se construisant toujours comme une progression du savoir humain vers la révélation complète de l'étrange, de l'inconnu, de l'inexploré, de cet au-delà hallucinant et mortel que notre esprit humain peut à peine concevoir. On voit, et c'est un vertige ; l'abîme n'est pas seulement suggéré : on écarquille les yeux pour bien discerner, dans des noirceurs « sondables », les détails oppressants de cette infinité impensable du gouffre.

À partOù les histoires vivent. Découvrez maintenant