Mon humble orgueil - making of

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Dans un de ses aphorismes (je ne me rappelle plus le recueil), Nietzsche rapporte qu'il lui arrive de citer quelque phrase d'un de ses livres. Il s'en explique : ce n'est pas du tout par vantardise d'écrivain qui se complairait à se donner pour référence, mais pour éviter de faire croire que cette phrase lui est venue par improvisation et qu'il aurait, en somme, un talent pour l'impromptu. Autrement dit, il ne fait pas ainsi étalage de ses textes dans une conversation, mais il tient à montrer que ce qu'il dit n'est qu'un emprunt, qu'une redite, et rien de plus spontané ou génial que cela.

Il faut être écrivain pour savoir cela. Un texte très soigné explique cent fois mieux une thèse ou un sentiment qu'un propos réalisé dans l'opportunité du moment, même adapté tant bien que mal à son interlocuteur – c'est qu'un texte très soigné est conçu pour s'adapter à tous. Si par exemple je devais redire les raisons pour lesquelles notre réalité est peut-être le pur tissu de notre imagination, je crois que je préfèrerais renvoyer à mon article : « Pour annoncer un miracle » : il s'y trouve, je crois, toutes les parades aux contradictions qu'un interlocuteur pourrait vouloir me faire. Lorsque j'ai cité récemment mes Norsmith, mon père s'est étonné et moqué gentiment de ma propension à me poser ainsi comme auteur, seulement je ne voyais pas comment mieux rendre ma pensée, un de mes personnages l'avait exprimée parfaitement parce qu'il m'avait fallu longtemps pour la lui faire formuler si exactement et compendieusement.

Ce qui semblera étrange et contradictoire, c'est qu'un auteur comme Nietzsche, si soucieux de ne pas se publier pour meilleur qu'il n'est, ait pu produire, dans un opus consacré à sa propre vie et à son œuvre, quelque chapitre intitulé : « Pourquoi je suis si avisé » ou encore : « Pourquoi j'écris de si bons livres », opus dans lequel il explique qu'une de ses œuvres constitue « le plus grand présent qu'on ait jamais fait à l'humanité. »

On croirait que la cohérence d'un seul homme ne se retrouve pas à telles déclarations. Et pourtant...

Il serait intéressant de vérifier si, en général, on ne prend pas de simples témoignages de vérité pour des marques d'orgueil ou d'humilité. C'est que notre jugement sur le bien-fondé de l'estime d'un individu repose surtout sur des conventions de ce qu'il est bienséant ou déplacé de déclarer sur soi, à l'aune de maints critères tout autres que la publication de la vérité. On n'accepte pas facilement qu'un homme, aussi génial soit-il, affirme de lui-même son génie, fût-ce Victor Hugo (on le lui reprochait déjà vertement), mais on admet qu'il est de la plus louable qualité de se dire moins bon qu'on est en réalité : pourtant, les deux postures (en admettant que dans le premier cas notre homme n'est effectivement pas un génie) sont également mensongères et, à bien y regarder, au surplus de déformer la vérité, elles sont également une façon de se valoriser, et la seconde tout particulièrement : c'est que la première, la vantardise, consiste à s'opposer délibérément à une valeur unanime et reconnue, elle est en cela l'expression d'une insolence ou d'une audace qui – et son auteur ne peut l'ignorer – n'est guère de nature à lui permettre d'emporter des suffrages, et comme par ailleurs elle se vérifie, on devine qu'elle suscitera automatiquement des défis ou des demandes de preuves : c'est donc formellement que notre homme se vante, car dans le fond son attitude le dessert automatiquement, quand bien même il n'aurait pas tort et serait bien un génie. La seconde en revanche, l'attitude d'humilité, sous couvert de « morale » et suivant le jeu des préjugés mondains parmi lesquels on situe généralement la modestie comme un bien, en dépit de sa forme induit subrepticement une valorisation du sujet : « Je dis que je vaux peu, c'est bien la preuve que j'ai au moins quelque valeur ! », et c'est souvent en pareil cas une façon de modestie vaniteuse où l'on tâche à montrer de manière insidieuse qu'on est quelqu'un d'honnête et de fiable, désireux de reconnaître ses faiblesses en dépit même de leur existence c'est-à-dire exigeant envers soi jusque dans l'illusion : de toute façon, personne ne cherchera alors à montrer jusqu'à quel point vous êtes nul, mais on vous détrompera plutôt de votre autodénigrement en allant chercher au contraire justement en quoi vous êtes meilleur que vous ne le dites.

À partOù les histoires vivent. Découvrez maintenant