Le pilote sans corps - making of

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J'ignore si le souhait d'un poème débarrassé de tout stéréotype peut s'accomplir : c'est qu'il faut à tout esprit des référents et sa « syntaxe » afférente – le langage même est un code qui influe sur la pensée, méthode et direction ; mais je ne crois pas qu'en-dehors de cette espèce de tentative d'en sortir on puisse encore cultiver de la poésie autrement que comme une sorte de vestige canonique, avec ses figures imposées et ses manières de thèmes et de style comme on en lit tant aujourd'hui, si médiocre et si fade. Tout ce qu'on rapporte à de la « modernité » en la matière se confond avec notre idée de la liberté, une idée piètre et poisseuse littérairement parce qu'elle suppose qu'un texte est avant tout pour son auteur un défoulement désentravé, une purgation sans honte ni chaîne, tout au mieux une variété de partage qui, quoiqu'indésiré et subi, reste si connoté positivement qu'il est nécessairement « admirable », à peu près comme en l'époque du surréalisme et de sa fameuse « écriture automatique » qu'on admettait comme une révolution, prélude à la désagrégation du roman, à la « déconstruction » autrement dit au saccage, façon de se défaire de toutes contraintes qu'on n'était plus capables de respecter de toute façon faute de discipline – rime, vers, unité, sens – et qu'on abandonna sans scrupule et pour la seule raison que, dans notre société du divertissement, l'adage suivant est passé maître : « la contrainte, c'est le mal ». Cette « joyeuse liberté » tant vantée dans les arts est exactement la professionnalisation de l'amateurisme et du délire. Et c'est probablement pour cela que plus personne ne lit, ou ne sait lire : tout le monde sent qu'il y a dans tout ce qui se prétend « art » quelque chose de faussé de l'ordre de la pacotille.

Si l'on veut qu'il existe encore et pour longtemps une poésie respectable de nos jours et de façon qu'une postérité s'en empare, si l'on aspire à ce que ce genre ne soit pas définitivement rejeté dans l'oubli de l'inutile et du vain aussi bien pour sa mièvrerie dégoulinante que pour son hermétisme pédant, il ne faut certainement pas favoriser les élucubrations grotesques et puériles de moralisateurs paresseux, ni les essais absurdes des partisans du n'importe-quoi chinois qui fait crâne. Les proverbes doivent y être méthodiquement dénoncés, et la poésie recréer du sens et consister en davantage que cette substance intangible, décorative et divertissante qu'on a rendue propre à l'épanchement et aux sophismes, tantôt outil de thérapie mentale pour imbéciles de je ne sais quel pseudo-traumatisme auto-diagnostiqué, et tantôt lieu de valorisation pour analphabètes en quête de louanges et d'une position d'auteur incompris. Cette logorrhée est une indécence répugnante, au fond, comme de publier ses selles, ou elle se vend mensongère comme vide précieux, comme auto-persuasion de sa valeur et vantardise : quelle escroquerie ! Sans transfiguration d'une matière véritablement existante, il n'y a pas d'art : est-ce que l'on montre l'extrait de ses inflammations purulentes ou pire, est-ce que l'on peut faire passer pareille contingence pour du travail ?

La sublimation du langage à laquelle continue d'obliger l'art poétique pour conserver de son intérêt et de sa légitimité suppose l'effort de l'alchimiste dont j'ai déjà parlé. Mais cette transfiguration à laquelle on est susceptible d'aboutir pose des difficultés immenses : qui saura les entendre ? Il faut bien partir de l'homme pour y comprendre quelque chose, pour qu'un texte parle à quelqu'un, mais si la poésie tâche, justement, à se départir de tout ce qu'il y a de proverbe en l'homme, de commun comme d'expressions bêtes, que restera-t-il, compte tenu de la réalité si médiocre de nos contemporains, pour eux à comprendre ? Ne leur s'agira-t-il pas d'une matière absolument étrangère et sans le moindre rapport avec tout ce qu'ils sont en capacité d'entendre et de percevoir ? Ce devient, alors, à leur critique, tout à fait de la poésie pour aliens, et le poète doit bien se représenter que la forme d'art la plus sollicitée à une époque est aussi très probablement celle que cette époque mérite. C'est pourquoi l'infinie faiblesse du lecteur contemporain induit pour le créateur l'aporie douloureuse de n'écrire pour personne ou pour être incompris. C'est à peine s'il existe encore des lecteurs pour Baudelaire et Hugo, parce que cela « épuise », semble-t-il, de les comprendre – : mais s'il faut se fixer comme but, au surplus, de dépasser encore leurs succès ?

Ce poète, je crois, ne devra pas espérer grand-chose des autres : il est seul, il s'efforce de fabriquer un matériau inédit, loin des stéréotypes de sensations et des idées classiques, et, se contraignant à imaginer tout ce qui ne l'a jamais été, s'extirpant de son propre corps banal et trompeur dont les sens procèdent par copies pour se diriger vers le Vrai nouveau et pur, il n'y a personne qui puisse lui servir de compagnie dans son entreprise, personne pour partager son effort. Son repère unique, sa seule boussole, sa pierre de touche, sera cette réaction dénigrante au connu, réaction devenue instinctive en lui à force d'être entraînée, à tout ce qui s'est déjà fait avant lui, à tout ce qu'il suppose même, puisqu'il ne peut tout lire, avoir déjà été pensé avant lui. Il quêtera en lui tout ce qui n'a pas d'égal, tout ce qui paraît invraisemblable, tout ce qui ne peut certainement avoir été conçu par d'autres – l'inhumain supérieur, le scandale d'à présent, l'insoupçonné de la société où il vit. Il tâchera d'être l'espèce à venir, de poser les problèmes et les sensations de ce qui reste à advenir, de tous les impensés où se jetteront les hommes futurs qui trouveront là un sujet d'inexploré à ronger avec impatience et ardeur dans l'attente du génie suivant.

Le poète pas même ne cherchera à anticiper cet avenir – vulgaire désir de gloire qui le pousserait vers des mensonges complaisants, vers des formules apéritives et vides, seulement éloquentes et visionnaires en apparence –, mais il sera cet avenir, il le constituera en bâtissant et en servant de fondements à la civilisation d'après lui – c'est son obsession, et son sentiment du devoir de grandeur de l'homme ne peut s'y soustraire. Au rythme où cette société avance, il n'aura pas l'illusion de croire que de son vivant il pourrait y être porté en triomphe : il écrit pour les siècles d'après sa mort, comme Albert Einstein, si l'on veut, dont presque personne aujourd'hui, je crois, n'a bien intériorisé la portée révolutionnaire de tout ce qu'il a pu inventer et découvrir, ce que même les spécialistes avouèrent à une époque en déclarant que « personne ne comprend vraiment la physique quantique ».

Pour bien écrire, pour écrire avec hauteur, il faut fermer les yeux à toutes les sirènes du présent. En quoi le poète est fondamentalement maudit, n'étant célébré rarement et que par hasard ou par malentendu.

À partOù les histoires vivent. Découvrez maintenant