Célébrer tous les hasards de la vie - making of

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Toutes nos étonnantes souffrances sentimentales tirent leur origine de ce qu'on ne nous a pas enseigné à voir le monde tel fatal et advenu qu'il est. Toutes nos déceptions, toutes nos désillusions, toutes nos amertumes et partant tous nos troubles, viennent de ce qu'on nous a appris très jeune à entretenir des chimères comme des réalités. Une doctrine tient lieu dès notre enfance de bonheur et d'espérance, on a fait fermenter en nous une morale aussi douceâtre qu'inapplicable comme des graines d'humeur et de discorde, et toute une mise en scène vaste et omniprésente, artistique et sociale, joue le rôle mystificateur de nous imprégner d'un mirage larmoyant et d'un projet impossible. Il faut aimer, par exemple, et une longue partie de notre vie est consacrée à rechercher le « partenaire idéal » qu'on nous enseigne à se représenter de telle ou telle manière, mais ce partenaire n'existe pas ni du reste la nécessité de son existence et de l'amour ; nous courons ainsi très longtemps après un objectif insensé, en vain. Et les gens pâtissent et pleurent de n'avoir pas réussi à trouver ce qui n'a pas de réalité, ce mystère que l'on entretient en dépit d'eux, ce but tant miroité qui ne sert à rien et qui n'a point de valeur objective. On a inséré en eux des désirs fous par lesquels on les a aliénés du monde véritable. En cela, mais en cela seulement, la vie est un contrat trahi, une promesse enchanteresse placée en nous que l'expérience de la vie n'a pas confirmée. Tout notre malheur vient de ce qu'à force de nous avoir mentir par de bienheureux messages, chacun a fini par y croire et s'estimer leur réalisation un dû.

Or, il n'y a aucune raison d'introduire en eux, en nos enfants, le germe du malheur avec ces cultes de mièvreries reproduits par pure tradition – il n'y a nul bienfait à en faire des dupes : comme les imbéciles ne le restent jamais toujours, on échoue même à en faire des imbéciles heureux, on ne parvient qu'à créer en eux le désenchantement. Tous les films complaisants, les masques pudiques, les cajoleuses paroles de mères-poules, déforment les attentes et détournent de la considération d'une réalité probable et à venir. En général, par exemple, les femmes laides ne sont pas convoitées ni les hommes particulièrement gentils ou soucieux de plaire. En général, l'amour est un dessein assez piètre dans l'intention unique de se croire une vertu. En général, les auteurs de talent ne sont pas publiés et croupissent dans la rancune de ne s'être pas réalisés malgré leurs efforts. J'écris « en général » pour m'éviter le reproche du « toujours », mais je pense sincèrement que chacun aurait tort, statistiquement tort, de compter sur des exceptions à ces vérités, et notamment sur son exception : je n'aurais pas été malheureux, moi, si je m'étais au départ résolu à l'autoédition. C'est toujours la brutale retombée d'un espoir anéanti qui blesse le plus : on croyait que le monde était différent, c'est précisément de là qu'on a tiré un sentiment de cruauté et d'injustice. Mais la réalité n'est ni cruelle ni injuste, elle ne mord pas celui qui se l'approprie au cours de son éducation : est-il spécialement cruel et injuste qu'on ne puisse pas s'envoler à tire d'ailes tel un oiseau ou vivre sous l'eau sans appareillage et parmi les poissons ? Non pas, c'est une donnée du monde, rien de plus. Si l'on m'avait expliqué, pour filer mon exemple, qu'il n'y a pas d'écrivain contemporain qui ait été reconnu sur la base d'un manuscrit expédié par la poste, je l'aurais entendu comme une réalité factuelle, et je n'en aurais pas fait un sujet de mécontentement ; j'aurais considéré que ça ne se faisait pas, tout bonnement. Mais la propagande irréfléchie, l'entretien mystificateur, où l'on continue d'oblitérer le jugement constitue le fondement des blessures morales de tout individu, en sorte que s'édifier et s'élever, pour l'instant ce n'est rien d'autre qu'apprendre à se défaire des imageries – grandir, c'est pour l'heure uniquement se démettre des préceptes : quelle horreur ! quel gâchis ! Il aurait suffi qu'il n'y eût pas de précepte initial, et nous étions bons pour une prodigieuse économie de temps ! Car enfin, si évoluer c'est encore seulement se débarrasser du faux, combien nous reste-t-il d'effort, après tant de contraintes superflues, de résistances et de débattements, avant d'accéder à l'exploration sérieuse du vrai et à quelque grandeur véritable !? Notre courbe de réflexion est rendue négative par l'effet de cette aliénante litanie d'abaissement que d'autres ont insinuée en nous, et toute notre volonté va à l'égaliser, à la niveler, à la soulever longtemps jusqu'à atteindre péniblement le seuil d'abscisse et d'ordonnée de zéro par où nous aurions dû commencer notre aventure humaine. Nous nous décillons comme les faucons cousus, nous nous déchargeons du fardeau des préjugés plombés en nous par quelque vile négligence, nous nous désentravons des chaînes qu'une banale instruction à scellées à nos pieds. Quand il est temps de se mouvoir, souvent nous sommes déjà vieux et épuisés d'énergie et de douleurs – paupières arrachées, courbures des os, meurtrissures des fers. Le temps de notre apogée est passé, et nous n'avons fait que nous rétablir hommes, sans plus : il faut s'éteindre, à peu près.

À partOù les histoires vivent. Découvrez maintenant