Mes nuits - making of

38 3 42
                                    

Je crois m'apercevoir que même ma façon de considérer le sommeil est intempestive, ce que d'aucuns, et sans nul doute des gens très bien intentionnés à mon égard, appelleraient le « comble de la réactance » ou l'art d'altérer son sentiment naturel pour décidément ne rien faire comme tout le monde. Je suis résolument au lit mes huit heures par nuit, ce qui constitue déjà une belle exception dans ce triste monde de zombies sous cafés perpétuels, mais je suis loin d'y dormir aussi longtemps – j'ai, on le verra, quelque espèce d'insomnie. Et cependant, je n'estime pas que, pour être bien éveillé le jour, il faille avoir véritablement dormi tout le temps qu'on est couché (j'ai, au surplus pendant la journée, la « technique » éprouvée de siestes extrêmement efficaces – quinze minutes pas plus – pour regénérer mon intellect). Une partie de mes nuits, et peut-être parfois presque la moitié, je me repose sans dormir, j'erre de force dans mes pensées, je ne fais rien que songer, plus ou moins halluciné et troublé, comme dérangé, dans une sorte d'état latent où mes yeux sont fermés et qui ne se situe ni dans le rêve ni dans la réflexion normale. J'en ai chaque fois parfaitement conscience et ne m'en préoccupe guère : je sais que, malgré l'absence de sommeil proprement dit, mon cerveau se ressource dans une sorte de demi veille, que cet état est reconstituant tout de même, que je ne souffrirai pas d'endormissement diurne ; mon expérience me prouve qu'au matin je n'en suis pas affecté pour autant que j'ai au moins un peu dormi – si je m'agace parfois sur le moment c'est seulement parce que cette forme d'activité mentale est alors tout à fait une contrainte que je ne fais que subir, sans véritable initiative de construire une pensée : je veux dormir mais n'y parviens pas, mon corps résiste à ma volonté, j'y sens une atteinte à ma liberté, une façon de viol de mes désirs de torpeur, de partir, d'abandon, mais ce courant est plus fort et mon cerveau fait malgré moi ses constructions, comme une mécanique remontée agissant sans son maître.

Ces remarques personnelles sur mes nuits me sont, comme tout ce qui est physiologique et produit des effets sur ma santé et celle de mes idées, d'une grande importance : je ne néglige jamais mon corps que je n'entretiens pas non plus particulièrement – j'ai acquis la conviction qu'un pareil entretien est ridicule et vain, le corps étant un instrument qui doit correspondre à l'usage qu'on en fait habituellement, je ne le tiens donc en état salubre que pour ne pas m'en sentir encombré et à de façon à user de mon esprit avec le plus de rendement possible, par conséquent je n'ai nul intérêt à le rendre très musclé ou particulièrement habile à taper dans un ballon – ; il m'est un outil précieux dont je veille au fonctionnement fiable, et c'est la raison pour laquelle je ne me fais pas de la médecine une représentation naïve et mystique comme mes contemporains : j'ai trop nécessité d'y appliquer une science concrète, vérifiée, empirique, et surtout pas encombrée de paranoïas et de bêtises – je ne m'inspecte pas spécialement, mais j'ai besoin de me comprendre ; je sais par exemple repérer pourquoi j'ai mal au dos ou au bras et comment corriger ma posture si nécessaire, de façon à ne pas dérégler ma « machine ». Au même titre, je sais perdre plusieurs kilos par semaine au moindre écart pondéral. Quand j'étais adolescent, à plusieurs occasions je me suis opéré moi-même de panaris, particulièrement aux pieds dont j'avais coutume de me dévorer assez maladroitement les ongles au lieu de me les couper proprement, et ces chirurgies délicates, souvent longues et toujours très douloureuses, me permettaient déjà de comprendre le processus de l'infection et les procédés de la guérison. On n'ignore pas, au surplus, combien le contrôle de son sommeil importe à un malade chronique de migraines classiques comme moi ainsi qu'à un amateur de performance comme je suis. Il me faut toujours « toute ma tête », et savoir dormir est un moyen essentiel, une base nécessaire, pour se surpasser.

Mais les périodes de chaleur notamment ne me sont pas propices, oh non ! mes cloisons nasales semblent se dilater – suite à Polypose, j'ai subi Septoplastie il y a quelques années –, et la quantité d'air que je fais circuler alors ne suffit pas ; j'étouffe plus ou moins, il en résulte du moins un inconfort, une gêne obsédante, et je n'ose pas « sniffer » de grands coups pour chasser l'éventuel encombrement – je suis marié, voyez-vous, et ma femme qui dort à côté n'a pas cette tolérance sonore ; mon nez rend donc un sifflement qui, seul, suffirait à me maintenir éveillé, et que je parviens souvent à atténuer d'une façon ou d'une autre, mais je reste court d'oxygène, et mes narines s'ouvrent désespérément dans la nuit – sensation de lutte où je m'aperçois que tout mon milieu de visage est comme contracté dans l'effort. Or, malgré ce tracas, je n'ignore pas que, tôt ou tard, incompréhensiblement ma respiration se dégagera d'un coup et de façon nette et sensible, mais en attendant je n'ai rien de mieux à faire que de réfléchir en tâchant de me mouvoir le moins possible, ma femme étant aussi tatillonne là-dessus (depuis que je suis en couple, je dois reposer à peu près comme la momie des pyramides ou risquer de vilaines colères – mais il est vrai que je suis sans doute une brute au lit).

À partOù les histoires vivent. Découvrez maintenant