Libri (sed non biblia) - making of

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Je n'ai de ma vie, je crois, jamais rencontré un lecteur comme moi.

La lecture, de nos jours, semble une activité anodine, un simple divertissement, une occupation relativement légère, restreinte et superficielle. Un des genres littéraires les plus diffusés et vendus au monde est actuellement le polar, récit généralement inutile où l'on recherche surtout un délassement agrémenté d'un peu de sensations piquantes, mais sans véritable déploiement d'esprit. Il n'y a pas, il ne peut y avoir, environ aucune forme d'influence plus qu'épidermique entre l'auteur d'un thriller et son lecteur. Ce genre de récit n'est pas fait pour transmettre, pour édifier ou pour accompagner un individu en formation ; il n'y a guère de réflexion – et à plus forte raison de réflexion profonde – dans une intrigue policière : rares sont les auteurs qui en profitent pour donner d'un criminel quelque impression morale, quelque sentiment pathétique, ou même simplement une moindre idée vraisemblable et sensible.

Le polar ou le thriller est, à quelques exceptions près, ce que le blockbuster est au cinéma : une machine facile à impressionner et, accessoirement, à faire de l'argent. À vrai dire, on ne trouve même plus de bonnes intrigues dans ce domaine, du moins plus tellement ; c'est au point que la plupart de ces récits sont inadaptables en films : le spectateur n'y croirait pas du tout à l'écran – le livre présente l'avantage de pouvoir couvrir ses invraisemblances par d'opportuns bavardages : on finit par endormir la vigilance du lecteur, il les oublie tout à fait parce qu'on le couvre de mots qui l'obnubilent –, on préfère donc y transposer des ouvrages plus anciens ou, pourquoi pas, refaire un film neuf à partir de la trame d'un vieux, comme c'est devenu si commun, faute d'imagination et d'un minimum de talent.

J'ai cessé de lire des intrigues policières parce que, ce faisant, je ne me sentais pas du tout lire. J'en ai lu beaucoup, à un moment – c'était vers le début de mes études supérieures, je devais avoir une vingtaine d'années : j'étais débutant alors en littérature et cette matière-ci convenait parfaitement à mon dilettantisme curieux –, et l'une des dernières était ce Joël Dicker que tout le monde a encensé, le fameux « Harry Québert » que j'ai trouvé, sans affectation aucune, d'une nullité absolument sidérante du début à la fin.

Pourtant les amateurs de polar ont le plus souvent apprécié ce livre...

Or, je suis indéniablement un plus grand amateur de livres qu'eux...

Donc, les amateurs de polar ne sont généralement pas des amateurs de livres !

Un jour, je crois, j'écrirai un polar, un vrai travail s'entend, qui permettra de mieux entendre la nature véritable et profonde du crime et du criminel : ce sera sans nul doute une œuvre troublante, inquiétante, vertigineuse et qu'on estimera hors-genre justement à cause de cela – parce qu'on n'imaginera pas quelles similitudes pourraient exister entre un polar « normal » et cette œuvre importante, inconfortable, titanesque –, un peu comme ma Chronique des Norsmith dont maints lecteurs ont souligné le malaise mémorable qu'il y avait à n'y jamais pouvoir distinguer nettement le bien et le mal chez ses personnages.

J'ai expliqué dans l'introduction de mes Chroniques wariennes la façon dont je lis et dont j'attends que le livre se lie inextricablement à ma matière personnelle – je ne voudrais pas me répéter ici. Souvent, je dis à mes élèves : « Un livre qui ne vous fait rien est un livre raté », et ce n'est pas du tout une pose pour l'épate, je le pense vraiment. Or, plus on s'adonne à un art, plus on se familiarise avec les sentiments qu'il est censé produire, et plus on devient – mais à juste titre – insensible aux effets communs et par trop voyants qui ne sont que des copies ou des redites.

Par exemple, j'ai pris très tôt l'habitude de la peur, c'est un sentiment avec lequel je me suis familiarisé dès le collège en tâchant de regarder, dans les ambiances les plus solitaires et lugubres, les films d'horreur les plus terrifiants. À force, on finit par rire d'un membre tranché – les effets les plus extérieurs sont ceux qui ont le moins d'efficacité, tous les amateurs d'horreur savent ça. La plupart des films d'épouvante récents m'amusent plutôt – en particulier cette désopilante série des Saw –, parce qu'on n'y croit pas une minute et parce qu'avec un minimum de recul on s'imagine fabriquer, comme les accessoiristes du tournage, ces bouts de chair en mousse et ce pseudo-sang par litres dont la manipulation doit sans doute avoir quelque chose d'absolument enfantin et hilarant.

À partOù les histoires vivent. Découvrez maintenant