Pour annoncer un miracle - making of

114 10 75
                                    


Ce serait une grande erreur, je crois, de s'imaginer qu'un individu extrêmement rationnel ne saurait être, en quelque manière et rien qu'au regard de la multitude, un fou. Le développement par exemple du domaine de la physique quantique, qui compte parmi ses spécialistes des intelligences d'une écrasante supériorité, nous donne à voir des savants aux réflexions d'une telle complexité qu'en certains points elles confinent pour nous à l'absurde et à la démence, aux paradoxes les plus étranges et assumés avec une opiniâtreté éhontée et révoltante à notre entendement limité. Qu'un scientifique admette que le chat contenu dans une boîte puisse être à la fois mort et vivant, que l'espace soit un genre de matière qu'on puisse courber, qu'un trou dans l'univers absorbe aussi le temps... on suppose qu'il a franchi un point d'idée commune où la spiritualité exacerbée, exagérée, abîmée, rencontre – l'invraisemblance.

Je crois que, souvent, un génie est un être dont la conception a priori invraisemblable des choses l'empêche d'être provisoirement entendu. C'est même son écart avec la réflexion unanime qui définit comme il enseigne à l'humanité, car il n'est nulle conception préexistante, aucune invention préétablie qui, même poussée à quelque degré de perfectionnement, méritât d'être distinguée du sceau du génie.

Non, le génie, en apposant des mots inédits et des pensées insoupçonnées à des réalités autrefois inaccessibles, donne à voir l'invisible et l'insensible. On ne se figure pas d'ordinaire que ce génie-là provient presque exclusivement des termes qu'on utilise pour faire émerger un fait : le génie, par le langage, crée pour l'homme ce qui n'existait a priori que pour la nature – je dis bien « crée », car ce dont l'homme n'avait même point conscience devient tout à coup un sujet de réflexion ou plutôt un objet effectif et réel ; le génie a fait apparaître, du néant de la pensée humaine, quelque chose d'au moins aussi tangible qu'un doute.

Ce qui n'existait pas auparavant dans l'esprit de l'homme, auparavant n'existait pas pour l'homme ; or, rien n'existe en-dehors de l'homme, ou plutôt, tout ce qui existe dans l'univers n'est admis que relativement à ce que l'homme y rapporte ses pensées ; ou, si vous en doutez, tâchez donc d'exprimer, pour voir, une seule réalité qui ne soit pas imaginable et transposable en mots !

C'est au point que, peut-être, des milliers de réalités coexistent autour de nous auxquelles nous n'accédons pas, faute de mots et de pensées pour les concevoir – alors qu'elles sont pour la nature ! Et peut-être mille consciences extra-humaines s'étonnent-elles que nous ne les entendions pas tout près, au seul prétexte tant étroit que nous n'avons jamais conçu qu'elles puissent nous environner.

Cette idée n'est pas aisément accessible : il faut s'imaginer, par exemple, ce temps où l'humanité « civilisée » ne croyait qu'en l'Europe où elle vivait, se figurait le monde borné à quelques centaines de kilomètres de distance – et soudain l'Amérique vaste et imposante, une masse énorme à l'ouest, tout soudain pesant comme une immense source de gravitation dans l'esprit des foules. La préoccupation des hommes changée à tout jamais : là-bas, un continent grand comme dix fois le monde connu. Vivre avec cette idée bouleversante, révolutionnaire, incontournable : la Terre « penche » par là-bas ; c'est tout un pan de conception de la présence de chacun au monde qui vacille avec cette pensée unique et obsédante : tout un territoire est à côté, presque à nos portes, que nous ne pouvons plus ignorer.

Or, il n'a suffi que d'un mot, que d'un récit, que d'une relation pour mettre à jour cette tension névralgique de l'intelligence : le fait même de la découverte de l'Amérique, au fond, n'a eu qu'une faible importance dans cet universel chambardement d'âme – les Européens ne se sont généralement pas précipités au Nouveau Monde pour vérifier la vérité de ce continent, au même titre environ que la vidéo du premier pas sur la lune pourrait être fausse sans aucune influence profonde sur notre représentation de l'espace –, mais du langage, essentiellement, a jailli cette représentation ; ce ne sont que des mots qui ont réalisé la coexistence de vies et de phénomènes. « L'Amérique existait déjà, diront certains, les indigènes n'en doutaient pas, par conséquent la pensée de l'Amérique n'a pas "créé" cette terre » ; je prétends l'inverse, moi, et à peu près, si j'ai bien compris, de la même façon que Schrödinger nie la vie ou la mort du chat enfermé dans sa boîte : qui osera dire que l'Amérique existait avant qu'on la découvre, puisque cette idée n'avait aucune existence pour l'homme civilisé ? Autant affirmer que des fantômes existent continûment autour de nous, et n'en tenir compte pour rien : cela, à ce qu'il me semble, revient pour nous tout à fait à la même chose que si les fantômes n'existaient pas.

À partOù les histoires vivent. Découvrez maintenant