Nuit des Temps - making of

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Ce poème, « Nuit des Temps », est un chef d'œuvre poétique, peut-être mon plus beau poème jusqu'à présent ; je m'étonne même que personne ne l'ait encore reconnu !

Je sais pourtant qu'en écrivant ceci je jette un soupçon d'orgueil non sur moi seul, mais sur le poème lui-même, et qu'ainsi je l'entache d'un vice au lieu de l'élever par la modestie qui complaît d'ordinaire et qu'on salue : n'importe, c'est un chef d'œuvre, et tant pis si ma lucidité discrédite la pièce elle-même ; après tout, je ne regarde jamais mes travaux comme si je les avais écrits, ils sont toujours pour moi des morceaux extérieurs, incidents, contingents ; j'en admire parfois l'auteur mais tout en ignorant sincèrement que cet auteur, c'est moi.

Ce que je lis, je l'analyse toujours comme le texte d'un autre, même au moment de mon écriture. C'est une haute qualité, à mon sens, et rare, de savoir en art prendre à ce point du recul.

Et ainsi par « chef d'œuvre » je ne veux pas même parler de la difficulté prodigieuse qu'il m'a fallu pour l'écrire – les deux premiers vers seuls m'ont réclamé plus de deux heures de travail – : le labeur n'est rien d'autre par lui-même qu'une preuve de bonne volonté ; mais sa virtuosité éclatante, son originalité de tournures, son élévation de style et surtout son ton d'exactitude qui, en l'occurrence, ne saurait jamais se percevoir qu'à la ressemblance exacte des images qui ont alors traversé mon esprit, tout cela me paraît si net, si perceptible, si indéniable, qu'on ne devrait jamais, même pour satisfaire à la morale commune et « bienfaitrice », empêcher à quiconque, fût-ce à son auteur, de le faire reconnaître.

Un air pur et vif se dégage de cette œuvre ; c'est l'air des montagnes de la pensée.

La vision des deux premiers vers est à l'origine de tout le poème, cet envoûtement procuré par le mouvement ondulant des herbes sur des collines à demi sauvages, bordées d'arbres hasardeux, baignées de pluies, perçues en songe ou bien dans des rêveries. Marcher ici sans personne, les mains glissant contre les pointes douces et végétales, sans un bruit qu'un murmure d'air et de vent, avec le sentiment intime d'une sorte de reconnaissance, une gratitude vague, un bonheur dû – à qui ? impossible à dire... Il y a probablement là une origine de toutes les croyances, de tous les mysticismes, je veux dire dans la volonté profonde de remercier quelqu'un d'une béatitude inexprimable, comme s'il était humainement inconcevable de se former seul une jouissance – et il faut dès lors, pour cela, se créer de toutes pièces un être, une entité qui n'existe pas, capable de recevoir une louange, qu'on célèbre et qu'on veut rendre propice par le goût ressenti de réitérer le plaisir.

Le bonheur absolu a des traits de cruelles tristesses quand on se sait impuissant à en rendre la plus petite partie. C'est pourquoi les grandes joies font pleurer.

Mon protagoniste vit ce délicieux moment d'extase prolongé et solitaire. Il n'a pas d'autre besoin, pour l'éprouver, que de percevoir à l'entour ; il ne pense à rien qu'à son existence en un lieu qui lui ressemble, qui est l'incarnation de son être intime ; il ne désire rien, il est comme comblé, repu d'âme, sa matière se mêle à l'univers et rien ne lui oppose de résistance.

Il coule dans l'espace, parmi les formes et les couleurs. Il est de la nature essentielle de l'eau ou de la lumière, en ce que tout, autour de lui, est eau et lumière.

C'est à peine s'il marche en vérité : sa conscience n'a pas recours à la volonté, tout est fluide en lui, tout se répand sans direction contrainte ni même voulue.

Il jouit en particulier de se sentir le dernier survivant humain parmi une terre vierge. Il est seul, sans entrave, sans contradiction.

L'homme est le fléau du plaisir pur. Un honnête croyant devrait enfin admettre que le paradis ne s'imagine guère en présence d'autres hommes. Là où il y a de l'altérité, il y a de la discontinuité, de la résistance, du défi : c'est certes une force motrice que le désir d'unifier, de rendre conformes son essence et celle du monde, d'aplanir les aspérités, de niveler l'incompris – et c'est le fondement même de ce qu'on prétend « tirer parti de la différence », à savoir intégrer ces différences, les subsumer, s'en sentir grandi au fond parce qu'on les a gommées en soi –, mais cet effort complexe et frustrant ne vise qu'à une chose : tâcher à rendre soi le monde extérieur.

Et ainsi, je comprends, parce que je « comprends » (au sens spatial).

Mais cette prétendue satisfaction de la confrontation ne se rencontre que par le retour à un état de stabilité intérieure. On n'aime pas la résistance en vérité, on n'en tire pas de plaisir contrairement à ce que l'on répète platement, mais on peut, en définitive et après analyse, rendre stable et cohérente en nous la teneur de cette contradiction.

En somme, on n'est heureux d'être contesté que par la recherche en soi d'une plus grande stabilité consécutive. Mais l'opposition en elle-même irrite et déplaît.

Mon « héros » n'a pas de ces irritations parce que l'homme est pour lui anéanti. Les choses lui parlent son langage, lui communiquent ses propres pensées ; il vit dans un royaume des correspondances. Il n'est pas de paix plus vaste que l'absence de différences. Il est son environnement.

Et il découvre que tout, autour de lui, le symbolise, le concerne et l'appelle ; il se sent impliqué par des consciences de nature, de meubles et de lumière : tout n'existe que pour lui, il est le cœur, et l'origine, et la raison d'être de tout ce qu'il perçoit. Si par exemple il respire si pleinement, c'est par le présent qu'on lui a fait de l'oxygène, des poumons, des odeurs et de la fonction même de respirer.

Craindra-t-on que cet homme s'ennuie ?

Idioties !

Cet homme vivra sans homme, sans même le souvenir d'un homme : il ne mesurera pas la perte, et, s'il l'entrevoit par brusques réminiscences dégoûtantes et aussitôt oubliées, il sentira intrinsèquement que ce bonheur de choses dont il jouit ne serait pas possible en présence des hommes méprisables qui corrompent et abîment tout : ici, il respire, il n'a pas à expliquer sa profonde paix à une conscience étrangère qui lui opposera des vétilles et des doutes. Et il ne s'ennuiera pas non plus parce que, sans complaisance, il ne cesse de s'éprouver dans l'étude : car cet homme écrit, et il tâche à rendre exactement ressemblantes les images extérieures qu'il perçoit. Il parle à lui-même et se complète de ses observations ; il se définit chaque jour mieux tout en se découvrant. Son sempiternel mais volontaire labeur est une transcription de son univers, sans considération de tout ce qui lui nuit, de tout ce qu'il devrait autrement persuader ou convaincre : il est, en cela, l'essence même du poète. Il sait – et il n'a pas besoin d'un autre qui prétendrait « savoir mieux ».

C'est même un soulagement pour lui, si tout homme est effectivement mort à l'exception de lui-même, de constater comme l'univers est devenu beau sans lui. La nuit des temps, l'âge obscur de la fin de l'humanité, lui apparaît comme un rêve vivant, une douce et ultime et infinie renaissance de l'empire du permanent, de ces choses supérieures parce qu'éternelles, inanimées, immuables et inconscientes. La puissance des espaces et du temps lourds et longs : il n'est pas d'autres transcendance ; retirez à Dieu son esprit, et vous obtiendrez une entité infiniment plus grande et vertigineuse que Lui.


Post-Scriptum : Tout le poème est composé de rimes riches à une exception près, bien excusable – contrainte énorme. Comme je l'ai déjà dit, si vous ne vous en êtes pas aperçu, c'est pour moi presque tant mieux (bien que vous ne paraissiez encore guère assez versé dans la poésie, qui est aussi le constat d'une technique et pas seulement l'impression d'un sens).

À partOù les histoires vivent. Découvrez maintenant