Requiem pour une illusion - making of

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L'histoire d'une vie de sagesse, du moins d'effort et de vigilance, à notre piètre époque de la rareté de la grandeur, serait celle d'un homme qui chercherait inlassablement des alliés-en-vertus, avant de s'apercevoir qu'il ferait mieux de s'imposer comme maître, le meilleur de ceux qu'en sa notoriété normale il risque de rencontrer, sans aller poursuivre des chimères, sans plus insister à croire à l'existence de féaux, sans s'obstiner à quérir d'autres Hommes. En une progressive transition, inéluctablement le terme avance, s'il est avisé et si l'expérience lui sert à confirmer des probabilités, où il lui faut se résoudre à l'absence, et il constate alors fatalement ce qu'il n'osait jusque là établir, puisqu'à force de ne trouver personne, tâchant à comprendre sa déception et comptant les chances qu'il lui reste, il finit logiquement par cesser d'espérer et de croire. Or, on trouvera que c'est quand même une motivation sensée, quand on fait de l'art et de la pensée, quand c'est l'œuvre de sa vie et qu'on attache au travail quelque idée de mérite, de vouloir un peu communiquer ne serait-ce qu'à une élite concernée, mais comme le mieux qu'on rencontre consiste en une poignée de poseurs dont on devine l'âge des préjugés avant de déceler la profondeur, c'est la nécessité de la raison qui impose de se désillusionner. Tôt ou tard on conclut donc de la façon suivante :

Il n'y a, il n'y aura, personne d'autre.

C'est en vain qu'on recherche. Il n'existe d'idées que dans des livres, les hommes n'en portent plus : tout le reste est fantôme ou mirage – des spectres, irréels, des fantasmes. Il suffirait d'un génie, un seul, mais on ne parvient décidément pas à entrer en contact avec lui. Peut-être n'insiste-t-on pas assez ? Peut-être n'a-t-on pas la méthode qu'il faut ? Pourquoi cette éternelle fuite ? Quelque chose, en tous cas, dysfonctionne : les maîtres ne répondent pas à l'appel. Il serait sans doute plus aisé de se faire des amis : on mentirait un peu comme tout le monde, on complairait gentiment et avec dissimulation, on réfléchirait moins, on n'aurait pas besoin de se ressembler ni même d'admirer, il suffirait de se donner du plaisir, de ne rien examiner, surtout de ne jamais juger... En vérité, rien n'a « dysfonctionné » : c'est que le but était inatteignable ; l'objet inexistant de cette science de la rencontre invalide la science elle-même. C'est une loi plus que terrestre, humaine : tout ce qui s'élève retombe, le bel esprit s'enlaidit de son triomphe, il se repose, il végète et donc il choit ; l'effort n'est que pour la poussée, passé l'essor on ne se sustente plus. Une autre semblable règle : tout homme dans la lumière ne regarde plus jamais vers l'obscurité d'où il vient ; il est trop occupé à jouir du profit des photons, il repose ses yeux, encore il végète et donc il choit (la lumière, si l'on m'a compris, c'est à peu près la télévision). Où voudrait-on qu'un être se présentât pour une alliance et un défi : s'il ne veut pas s'élever, il n'est assurément pas mon homme ; mais s'il s'est déjà fait connaître et respecter par élévation antérieure, c'est alors moi manifestement qui ne suis pas son homme : on comprend qu'il faut un créneau spatio-temporel restreint, minuscule, pour que s'effectuât optimalement l'échange, comme chercher la fameuse aiguille tant qu'elle n'est pas tombée de la botte de foin. Puis, est-ce seulement que ces gens-là existent ? On ne sait pas, c'est pure conjecture, affaire de foi plus que de statistiques : probable qu'il y en ait, évidemment, mais je ne joue pas au sort, même si l'on peut, comme on dit, « optimiser sa chance » : j'estime nul le tirage du loto, une arnaque, et même une plus cruelle précisément à cause de l'espérance suscitée par l'infimité de la chance. On croit qu'on peut, en réalité on ne peut (presque) pas, ce « presque » entre parenthèses ou guillemets vaut autant que pas du tout, moins même en ce qu'il présume et donc fascine, c'est une quantité si négligeable, on aura beau fixer toute sa vie le trottoir on ne verra pas le billet de cinquante euros qu'on a en théorie tel quantième de chance d'y trouver, ce n'est vraiment pas la peine de s'empêcher de profiter du soleil ou de la pluie pour si peu, on marcherait sans doute plus délié sans y penser, on ne devrait pas passer sa vie plié ainsi vers le bitume en la conscience imbécile heureuse que c'est à portée et qu'il ne faut pas se retenir d'y activement croire.

À partOù les histoires vivent. Découvrez maintenant