Sans patrimoine - making of

22 2 18
                                    

Lorsque nous visitons un monument chargé d'histoire française – un château, une église, le lieu d'une grande bataille –, c'est tout à fait une illusion valorisante et sentimentaliste, fonds de tout chauvinisme, que de s'y représenter quelque chose comme un patrimoine ou un héritage. Ces pierres sont pour nous pierres étrangères – comme des temples ou des mosquées – parce qu'il n'y a plus entre elles et nous de transmission. Nous jouons seulement à être médiévaux ou nouvel-empire, comme nous jouerions ailleurs à être des sultans ou des incas. Notre imagination travaille, mais ce que nous y adjoignons d'appropriation est juste une imposture plus ou moins persuasive – c'est surtout notre désir de nous associer à la grandeur, nous qui sommes si piètres, qui nous enjoint à assumer l'histoire de France, comme pour la rejoindre malgré – et même à cause – de notre insignifiance. C'est parce que nous voulons attirer à nous un peu de cette gloire passée que nous feignons qu'elle nous revient à nous aussi symboliquement comme les fils avantagés et préservateurs, respectueux, dignes, fervents.

Mais il y a par trop discontinuité entre ces temps et les nôtres pour pousser l'illusion au-delà de cette tentative superficielle d'auto-persuasion : nous n'avons rien gardé de ces époques, la rupture est trop forte, consommée ; notre respect est tout formel, sans profondeur, ne donnant lieu qu'à des démonstrations de paroles vides et démagogiques – fausse responsabilité dont on ne tire aucune action : en conscience, nous ne pouvons pas nous sentir appartenir à ces vestiges, ou alors c'est tout à fait selon quelque effort d'imagination applicable aussi bien ailleurs et sur toute autre chose. Nous ne sommes pas héritiers du château fort ni de Jeanne d'Arc ; au même titre, nous ne sommes pas descendants des Chrétiens : ceci ne veut rien dire, c'est un concept, une idée ampoulée de livres pour l'édification des étudiants naïfs, une propagande presque, une formule creuse et ressassée – on dit ce genre de phrases, avec des « nous » incluant l'auditeur ou le lecteur, quand on veut se donner un air de professeur estimable et plein de morale autorité.

Contrairement à ce qu'affirment péremptoirement certains polémistes – et sur le sujet le caractère exceptionnellement péremptoire de leurs assertions est justement ce qui les confond le plus (je pense à Éric Zemmour, évidemment) –, notre civilisation contemporaine ne tire pas sa définition essentielle de ce passé révolu, elle n'en est pas issue plus que chronologiquement, pas davantage du moins que si les Français prétendaient descendre des Maures au prétexte que ces derniers ont vécu avant eux : notre époque et notre siècle ne sont même plus historiques, et notre rapport tangible à l'histoire n'est devenu que contingence. Il est impossible de se figurer pratiquement et sincèrement attaché à ces édifices autrement qu'en forçant un patriotisme et qu'en exagérant l'émotion. Nous n'avons avec eux aucun lien affectif personnel vivace et autre que purement « de tête » – nous théâtralisons encore, nous dramatisons avec force artifices ce lien quand ça nous arrange pour la joie des analogies et des extrapolations. La plupart de nos sentiments sont exactement pareils : nous les appelons, souvent parce qu'une conformité les y engage, mais nous ne les éprouvons point spontanément. Il faut une déformation de l'intellect, une préparation qui ressemble fort à de l'endoctrinement, pour se sentir de l'affection à l'endroit d'un pavage où François Ier a marché. C'est la même folie qui fait rencontrer de la ferveur à l'égard de Dieu, d'une pierre noire, d'une baguette en noyer : à force de redites, on vous instille l'impression qu'on souhaite et que votre aspiration naturelle à la grégarité, à la communauté unie des hommes, vous empêche de déjuger quand les admirateurs y sont déjà en nombre – le respect automatique de groupes sociaux entrave les fermes lumières de la raison. Il suffirait de s'écouter, d'abstraire le catéchisme (républicain en l'occurrence) et de redevenir soi-même : nul n'est même tenté d'emporter avec soi rien qu'une dorure du palais de Versailles – et ce, malgré tout le respect incommensurable, l'exacerbation de bon ton, le délire compassionnel qu'on vous en a inculqué.

À partOù les histoires vivent. Découvrez maintenant