Davantage que les cinq - making of

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Tout ce qu'on perçoit, pense et fait, procède rarement – jamais peut-être – d'une vision originale issue vraiment, principalement ou même partiellement de soi : le conditionnement de tout ce que nous croyons su dans notre société détermine en large part, ou même en totalité, les représentations qui dirigent nos regards, fondent nos pensées et motivent nos actions. Nous sommes des conformités voyant ce que nous devons voir, des justificateurs adhérant au modèle répandu et le perpétuant, de fidèles agents de préconceptions humaines installant et pérennisant ces visions à notre tour ; nous vivons l'existence parmi le peu que nous estimons possible et qui s'inscrit dans un système de valeurs donné, borné, d'assez faible étendue. Il faut entendre ceci davantage que comme le fruit normé d'une véritable « éducation intellectuelle », davantage que comme l'assimilation d'enseignements conscients et peut-être choisis : tous nos sentiments et perceptions dépendent presque exclusivement de la façon dont une sorte d'unanimité homogène émanée de notre environnement a induit en nous l'idée que rien d'autre n'était vraisemblable que ce que nous percevons, pensons et faisons, et l'idée surtout que l'expérience vécue ne peut échapper à ce cadre qu'on admet universel. C'est une représentation d'autrui, diffusée en nous, héritée, indiscutée ni décidée, qui a projeté notre mode de rapport au monde, je veux dire qu'on ne nous a pas vraiment enseigné à interpréter les choses, mais nous nous sommes imprégnés de la façon de les concevoir par imitation, de sorte que la teneur de ce qui nous apparaît, puisque nous n'appréhendons la vie que par préjugés préexistants, diffère essentiellement de ce qui est. Et même ce que nous appelons « les sciences » avec assez de fierté ne sont probablement qu'un biais, qu'un prisme, qu'une grille de lecture parmi beaucoup d'autres, ce dont on pourrait douter avec moquerie si par exemple il n'existait que la physique classique, mais il y a la physique quantique, et il n'est pas rare, si j'ai bien compris, que les deux se contredisent, démontrant si la quantique n'a pas tort que nombre de présupposés tenus jusqu'alors pour axiomes irréfutables et même inquestionnables du fait d'une lourde tradition scientifique unanime et close pouvaient être renversés – mais grâce à des esprits créatifs, solitaires ou incités, et ne redoutant pas le péril de la contradiction, ce qui ne se rencontre plus –, en un autre modèle de raisonnement applicable également à la réalité. En sorte que même la science n'est qu'un certain paradigme et procède d'une focalisation au moins relativement particulière, ou peut-être même tout à fait spécifique. La « science » n'est sans doute qu'un mode parcellaire de l'objectivité : la réalité n'appartient pas encore toute entière au domaine des sciences ; la science est, sans le savoir ou préférant ne pas se l'avouer, un certain point de vue sur l'univers.

Or, comme le rapport sous lequel nous considérons et examinons un objet en modifie considérablement la nature à notre portée, nos représentations ne constituent pas uniquement des modalités conscientes et interchangeables de délibérations sur le monde ni même de simples conséquences de notre conditionnement, mais elles établissent et elles causent en projetant et en confirmant le monde même sous la forme et les attributs que nous lui pourvoyons selon ce que nous le supposons imputable à telles qualités. Pour le dire un peu plus simplement, nous voyons et pensons toujours le monde à la stricte proportion de ce que nous sommes prêts à y inclure, alors c'est seulement ce que nous en admettons qui le définit tel qu'il nous apparaîtra – tout le reste n'existe pas ni n'existera à nos sensibilité et intelligence. L'expérience commune le prouve : un fait ne survient jamais dans notre univers personnel en opposition avec un ordre jugé sûr ou une règle estimée certaine, il n'existe pas la survenue d'une surprise pour tous les hommes. Il faut ainsi certainement que nous niions continûment quantité de réalités contenues dans l'ignorance de nos codes d'interprétations et de déchiffrages, que nous niions ce qui est sous le degré de perception où nous ne penchons pas nos tentatives en les estimant d'emblée superflues ou vaines (comme de plisser les yeux en espérant sentir la température), que nous niions un pan insoupçonné et possiblement vaste de nos environnements faute d'admettre et de rendre conscient le fait que nos regards sont biaisés à des usages qu'une habitude souterraine a imposés à nos volontés, que nous niions plus ou moins largement le monde faute de commencer par envisager très méthodiquement la multiplicité vertigineuse des angles sous lesquelles une observation est possible et foncièrement susceptible d'altération. Nous créons, en le fantasmant comme il doit être, l'univers qui nous accueille ; c'est rarement que nous essayons de l'explorer avec objectivité, car il n'existe pas encore de mode d'examen qui soit celui de l'absence de tous les modes préconçus. Il nous manque une science, même une science suprême, pour apprendre à ne pas seulement vérifier (une théorie), à ne pas voir avec un certain regard, c'est-à-dire pour ne plus seulement voir ce qu'on avait prévu.

À partOù les histoires vivent. Découvrez maintenant