Les douleurs immorales - making of

37 2 12
                                    

Je ne suis pas capable d'abandon, voilà mon grand malheur. Je perçois toujours la feinte et le jeu au travers des transports, tous les simulacres nécessaires au bien-être autant qu'aux tristesses, comme dans les rires de fête je reçois l'odeur de l'alcool et dans les funérailles je distingue l'affectation empesée d'usage. Il y a en particulier, dans le fait de danser, un second degré qui me fut longtemps inaccessible, un sens de la dérision et du ridicule qu'il faut assumer pleinement avant d'accepter d'accorder ses mouvements à un rythme musical : je trouve qu'on danse d'abord davantage pour amuser que pour s'amuser soi-même, c'est peu à peu que l'oubli s'apprend. Quand ça m'arrive, je danse surtout pour les autres, et je le fais grotesquement, à fond – je prétends même que c'est ce grotesque qui fait la qualité des danseurs amateurs comme moi, car à force de gesticulations éhontées et savantes, on atteint une forme d'art qui confine à quelque folie admirable. C'est que le danseur professionnel, justement, n'a jamais honte de ce qu'il fait.

L'état de solitude et d'introversion où j'ai grandi ne m'a jamais donné l'occasion et le désir de relâchements qui seraient passés en habitude ou en mode d'existence. Ma vie, pour le dire autrement, a singulièrement manqué de légèreté ; une gravité qu'on ne croit d'ordinaire pas compatible avec l'enfance m'a assailli très tôt, sans raison particulière, sans malheur distinct. J'ai sans doute, en vérité, senti très tôt l'écart de mon unicité, un peu semblable à Lovecraft qui, très jeune, raconte qu'il ne faisait qu'imiter ses camarades sans beaucoup de satisfaction, avec seulement le dessein de paraître normal. Par exemple, on peut juger des plus étranges qu'un enfant puisse se reprocher sans cesse comme je l'ai fait de n'avoir aucune expérience, et s'en accabler comme une faute qui l'empêche de tenir un rôle parmi le monde microscopique où il vit. J'estimais toujours que mes amours étaient nulles, par ce que loin de me reconnaître le plus petit mérite j'aurais été incapable d'apporter quoi que ce fût d'original et de valeureux à celle que j'aimais autrement qu'en imagination ; c'est pourquoi je rêvais continuellement à ce que j'aurais fait dans telle situation où j'eusse pu me montrer vaillant et héroïque, et jamais je ne me déclarais, faute de dignité. Même, mes premières déclarations, vers dix-sept ans, ressemblèrent plutôt à des débarras de passion sans aucun espoir qu'à des confessions avantageuses. J'avais, en matière d'amour, le goût d'échouer comme cohérence, vu le peu que je me sentais et savais.

L'illusion, on le voit, n'était pas mon fort – et il faut bien de l'illusion à un enfant pour se sentir de l'intérêt ! Je n'étais pas malheureux d'être rien mais je ne l'ignorais pas, et je pleurais presque tous les soirs, peut-être autant par honnêteté que par représentation intime. Aussi paradoxal que cela paraisse, on peut trouver quelque satisfaction romanesque à s'accuser justement d'être négligeable, c'est le principe de la mortification et de la pénitence, le propre d'un certain courant littéraire et d'une certaine conception pieuse de l'existence qui se résume à cette idée : « Comme j'éprouve de la grandeur à l'idée de n'avoir aucune importance ! » On appelle cela romantisme ou christianisme, qui sont tous deux formes artistiques et composées de la contrition. Bien des adultes ont succombé à cette tendance facile, à cette pente sacrificielle où l'on se trouve malgré tout un reliquat de valeur à s'admettre insignifiant.

La tristesse d'apparat – « d'apparat » dans la mesure où l'on porte alors à soi-même une attention à la flagellation que l'on se met en scène en pensées – m'a quitté, mais je n'ai pas pu abandonner pour autant ma contenance, ma réserve, mon recul indéfectibles et omniprésents, qui, soutenus en quelque variété au moins interne de froideur et d'austérité, se sont accrus avec l'expérience, c'est-à-dire avec la considération que les gens sont effectivement inconsistants et perdurent des enfants. Cependant, ne plus être triste ne suffit pas encore à être heureux, et la résolution forcée de la solitude ne signifie point qu'on n'espère plus du tout quelque plaisir un peu passager à fréquenter des gens.

À partOù les histoires vivent. Découvrez maintenant