Ici, grandir, c'est devenir seul - making of

30 3 7
                                    

Ce devrait être une règle méthodologique à enseigner dès l'école primaire, une règle magistrale et d'espérance, une règle de morale assez semblable (quoiqu'incontestable, celle-ci) à ces piètres « leçons de vie » tout teintée de christianisme veule qu'on donnait autrefois dans les classes, au lieu d'y insister comme à présent pour que chacun soit « sociable » et s'efforce à tout prix à trouver le moyen de ne plus être seul et « malheureux » comme cela – on ne sait plus que suggérer que l'isolement est une douleur, c'est notre minable « voix du peuple » qui le dit, celle qu'on ose encore appeler « sagesse populaire » (il y a des mensonges valorisants, ce sont par eux qu'on établit les critères de la sagesse) – : plus on est un individu dans ce monde, moins on attire et conserve de sympathies autour de soi – la solitude est en soi le signe que l'on devient quelqu'un, que l'on gagne en unicité, que l'on se sépare du commun. Et à bien réfléchir, comment en serait-il autrement ? Les gens aiment-il par ici qu'on les critique ? Et comment ne se sentiraient-ils pas critiqués en actes, à défaut même de paroles directes pour les fustiger, rien qu'en réfléchissant en leur présence c'est-à-dire en manifestant des attitudes et des opinions qui leur sont dissemblables ? Les adolescents ne souhaitent habituellement que rencontrer une hégémonie de modes, ils n'ont d'égard que pour la ressemblance qui les rassure, c'est en tout lieu de notre chrétienté ce qu'on exprime par l'expression « aimer son semblable » – procéder à cette élémentaire vérification tout d'abord comme condition d'un premier et moindre amour –, je ne vois toujours pas en quoi – je l'ai expliqué ailleurs – les adultes seraient davantage que des adolescents qui se dissimulent ! Il est bien avéré en tous cas que leur compréhension, leur tolérance, leur solidarité ou leur miséricorde ne va jamais jusqu'à les pousser à comprendre, à accepter, à agréger, ou à compatir à votre absence de compréhension, de tolérance, de solidarité ou de miséricorde ! vous n'êtes plus pour eux des sujets humains dès lors que vous leur faites sécession. D'une façon mathématique même, on devrait mesurer la supériorité ontologique d'un être à la façon dont il est ostracisé, c'est-à-dire au faible nombre de ses relations : qui donc chez nous veut s'adresser à celui qui rend des avis imprévisibles et qui semble se désintéresser des conventions pour exprimer sans fard une personnalité propre ? est-ce que cet être est seulement compatible avec les rôles normatifs de la conversation ? Et aussi, cet homme, tout naturellement et de façon à correspondre à ses progressives aspirations à la profondeur, consentirait-il bien à perdre encore son temps en mondanités vaines et en amitiés superficielles quand il saurait tant de livres avec lesquels faire converser sa pensée pour susciter sa curiosité et lui offrir toujours de se perfectionner ? – car la lecture, on l'a oublié à force de ne plus savoir lire, est bel et bien une discussion, pour autant que l'esprit travaille et non seulement la bouche. Qu'apprend-il de mieux à discuter à voix haute ? Il lui faudrait plutôt, certes, des amitiés-livres, c'est-à-dire des fréquentations dont il pût tirer une substance édifiante tout en continuant d'entretenir ses facultés sociables : et où cela se rencontre-t-il dans notre société qui ne pense qu'au jeu et à la facilité ? Et puis, qu'est-ce donc que cette sociabilité dont on fait si grand cas ? que cela vaut-il de plus ? Croit-on vraiment, après s'être contraint à plier son esprit à celui des plus grands et délicats penseurs de l'humanité, que s'adapter à un contemporain soit un exercice si difficile et nécessaire ? Un homme qui grandit est donc inévitablement un homme qui fuit la compagnie, non tant forcément par dédain que par souci de se livrer à l'étude et par habitude de faire travailler son esprit – cette puissance-test disparaît parmi les gens, dans un cercle piteux où l'esprit ne rend que des simulacres de réflexion automatisés qui suffisent à définir le confort même de la conversation. Pourtant, il est vrai, le Mépris naît de la grandeur, et celui qui se dirige, c'est celui qui élit : il est petit, erratique en intelligence, celui qui multiplie les amitiés et qui bavarde ainsi sans choisir son action. C'est pourquoi cette règle immuable, tant que le monde conservera sa vile teneur : ne jamais regretter sa solitude, qui est un haut bien, sans pour autant s'abstenir de chercher des éloquences, des êtres intègres, d'autres individus pour s'élever à leur exemple, s'il en reste – de quoi entretenir en soi l'idée d'exemple. Mais celui qui pleure d'être seul et se lamente de ne pas avoir de compagnie, celui-ci refuse de voir autrui tel qu'il est devenu : il faudrait plutôt apprendre à craindre pour sa valeur quand on est très entouré.

À partOù les histoires vivent. Découvrez maintenant