Run

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Il pleuvait et cette nuée de parapluies l'étouffait. La main qui piégeait la sienne, sa course contre la montre, le temps qui vous rattrape, les jambes qui se figent et l'esprit qui se noie ; Hoseok ne s'accorda pas un seul moment pour fermer les yeux, écouter la pluie, laisser les aiguilles filer une laine froide et mouillée.

Sungyu ne le lâchait pas, elle jurait qu'il fallait se dépêcher, que la séance n'allait pas tarder et Hoseok l'entendait. Il l'entendait si bien que plus un mot n'avait de sens. Il était tout simplement ailleurs, dans des souvenirs qu'il pensait oubliés. Son père qui acceptait de l'emmener au cinéma, de lui acheter pop-corn et bonbons tandis que sa sœur râlait sur le diabète proche et l'absurdité qu'ils allaient voir.

Et elle continuait de se plaindre sur le retour, deux heures perdues ne se rattrapaient pas. Hoseok qui avait beaucoup apprécié le film en venait à le détester. Tant de défauts, elle avait raison, il était nul.

Nul.

Nul.

Les parapluies tout autour de lui dansaient, tranchaient parfois, coupaient toujours. La bulle de ses pensées ne subsistait que rarement. Respiration hachée, il n'était plus qu'un gosse trop lent, une poupée qu'on traine plus par obligation que par envie. Ce matin, en lisant son message, il s'était simplement demandé 'A quoi bon ?' puis 'Quels intérêts ?' et enfin 'Pour avoir bonne conscience'.

Voilà tout ce qu'elle désirait.

Eviter le superflu ; elle n'avait pas le temps pour ça.

Elle le laissa choisir le film, elle s'en plaignit ensuite, il revint sur son choix mais elle le critiqua de se laisser convaincre aussi facilement. Ils allèrent alors le voir. Elle détesta, Hoseok soupira : A quoi bon ? Tout ceci n'était pas sincère.

Elle lui avait parlé de l'hôpital où leur ancien oncle travaillait. Une simple anecdote. Etrangement, c'était vers ce quartier qu'ils se dirigeaient.

Il prétexta un devoir important à finir pour s'éclipser, laissant derrière lui l'image forgée d'une sœur bienveillante. Elle s'en fichait de lui. Elle n'avait en vue que ses propres intérêts.

Il scruta le ciel en marchant, regardant toujours plus haut, comme pour emprisonner la déception dans sa trachée. Il n'aimait pas ce sentiment qu'il ressentait jusqu'au bout de ses doigts, comme un picotement constant qui ne veut pas s'en aller, il réprima toute manifestation en souriant plus largement. Tout allait bien, après tout, rien n'avait changé ; sa relation avec sa sœur était toujours aussi contradictoire. Se connaitre, se comprendre, ne pas s'écouter, s'oublier.


- - -



Ce matin-là, le ciel était dégagé et Namjoon était seul dans la chambre. Le soleil commençait à se lever doucement dans l'horizon. Il s'accouda paisiblement à la fenêtre et attendit. La balançoire demeurait immobile et inutilisée. Il la fixa un long moment, chercha l'ombre d'une personne, ne vit rien. L'astre rougissait, teintait le ciel, se répandait entre les silhouettes bétonnées. Une voiture passa. Aucun oiseau ne piaillait ce matin-ci. Ni hier, ni aujourd'hui.

Ni demain.

Les pigeons régnaient en maître en ces lieux et leurs roucoulements se joignaient aux chants de la ville.

Une moto poussa un long hurlement. Namjoon voyait la balançoire et le soleil, entendait le silence et l'absence d'Hoseok, lui qui avait promis d'être plus souvent là. Les clés tintèrent entre ses doigts, froides entre ses mains, il eut l'impression de goûter leur fer.

Il relâcha la pression de ses dents sur sa lèvre, lécha doucement, marcha.

Le banc sembla comme gelé lorsqu'il s'assit dessus. Attendre que l'heure passe, qu'il arrive, qu'ils partent. L'attendre malgré son retard. Sa montre avala les minutes.

Les aiguilles reculèrent.

Namjoon observa ses pieds avec la constante impression d'entendre son frère l'appeler, rire, le bousculer. Le temps avait la particularité de ne jamais se glacer. Ses doigts effleurèrent ses cheveux comme pour repousser une main envahissante, il ne voulait pas qu'on lui fasse de couettes, non pas de dessins sur les joues non plus, pas de rouge à lèvre vert, lâche ce feutre.

Il rit doucement, sentit de la chaleur se presser contre lui et tenter de le fourvoyer. Il donna un coup d'épaule, ne rencontra que l'air. Lorsqu'il tourna la tête, il vit simplement le soleil escalader les falaises et un nouveau jour se lever. Le sourire sur ses lèvres ne durait jamais bien longtemps et cette joie dans sa poitrine se transformait souvent en étau.

Il s'en contenta et attendit.

Namjoon était en retard ; cinq ans se rattrapait difficilement.

Il n'avait plus quinze ans.

Il n'en avait pas vingt non plus.

Il ne savait plus ce qu'il était.


- - -



En ouvrant les yeux, il ne se souvint plus de la date. Autour de lui flottait une lueur orangée et, bien enfoncé dans son lit, il se retourna, laissa descendre sa main vers le sol, la fit glisser mais il n'y avait que le sol, et le sol, et le sol.

Il sonda l'obscurité, écouta les signes d'une respiration. Cette nuit, Jungkook n'était pas là et pourtant, il avait laissé sa veilleuse. Ça arrivait parfois et, bien rapidement, sa mère venait frapper à la porte en pyjama pour aller chercher la petite lumière de son fils. Il était incapable de dormir sans.

Yoongi, machinalement, s'étendit pour attraper le portable posé sur la table encore un peu plus loin. Il était vingt trois heures, Jungkook n'était toujours pas couché ? Il devait encore être en train de courir à travers la maison avec une brosse à dents à ses trousses ; le jeune homme sourit en se souvenant des plaintes du pauvre père. C'est que l'enfant refusait d'aller au lit, affirmait que non, il n'avait pas de petits yeux, il n'était pas du tout fatigué - du tout ! Pour prouver sa thèse, il écarquillait ses mirettes et montrait qu'il était bien éveillé, prêt à faire la samba toute la nuit.

En réalité, Yoongi n'y avait jamais assisté puisque quand Jungkook venait dormir chez lui, il était sage comme une image - une nuit, il lui avoua que sa grand-mère l'intimidait un peu. Après tout, la vieille dame avait toujours été très stricte sur ces choses-là, pas de caprice n'était toléré sous ce toit, quand on devait se coucher, on se couchait sur le champ.

Dans la salle de bain, les deux garçons se postaient l'un à côté de l'autre et lavaient leurs dents, souvent Jungkook s'enthousiasmait et des tas d'idées surgissaient de sa bouche. On ne comprenait rien mais on voyait bien que ça le passionnait. Yoongi ne pouvait s'empêcher de rire avec lui si bien que le miroir finissait dans un sale état et, quand l'enfant s'en rendait compte, une vague de panique semblait l'envahir : en unique solution, il tirait sur sa manche, se mettait sur la pointe des pieds sur le tabouret pour venir essuyer du mieux qu'il pouvait.

Ces souvenirs familiers étaient si vivants dans son esprit qu'ils semblaient dater d'hier.

Yoongi étira ses bras qu'il croisa ensuite sur son front. Le sommeil était parti. Il poussa un bâillement, ouvrit une paupière et sentit son cœur lâcher en discernant que la lueur orangée provenait d'un lampadaire de dehors.

Ses jambes frêles sortirent de sous la couverture, il tâtonna pour éviter la table basse, trouva ensuite ses chaussons, ses clés et referma la porte derrière lui. Le couloir silencieux lui parut immense et aucune trace d'une veilleuse, ni des ronflements de grand-mère. Après tout, Yoongi avait déjà vingt et un ans et avait l'impression que sa vie était restée en suspend depuis si longtemps. Grelottant dans son pyjama bleu, il regrettait tant de choses.

Il n'y avait qu'une étendue de portes face à lui ; il ne trouvait pas la sienne.

Il n'avait pas sommeil mais espérait qu'en se réveillant, il y aurait un matelas à côté de son lit et que tout ceci ne serait pas que des souvenirs.

Il voulait simplement pouvoir ouvrir les yeux et avoir seize ans de nouveau.

Sauve-toi [Namgi]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant