Comme chaque midi, c'était l'effervescence, Jin entendait les battements des portes que les serveurs poussaient sans ménagement en criant les commandes, le fracas d'une casserole sur le sol, le brouhaha des clients de l'autre côté du mur, le froissement des vêtements dans l'effort, le chuintement d'une cocotte minute, le bourdonnement des flammes, le grondement d'un cuisinier, le crissements des dents, le clapotis d'une goutte d'eau dans l'évier.
Il fixa sa soupe d'un regard torve, cette nuance verte lui brûlait la rétine et lui asséchait la gorge. La sueur s'amassait sous ses bras, sur son front, dans son dos, il était totalement humide et cette sensation l'insupportait. Il faisait trop chaud, ses gants lui collaient à la peau, ses vêtements le serraient de partout, il se sentait défaillir et cette soupe était définitivement verte. Verte.
Un haut le cœur le prit et il ne put empêcher un geste de recul. Un petit cri lui vrilla les tympans quand il rentra dans le corps d'un malheureux qui passait par là. Mauvais timing. Le jeune apprenti tout juste sorti de l'école que l'on avait mis à la plonge le scruta avec un air à la fois confus et paniqué.
Malgré le chaos environnant, ils restèrent là un bon moment à se jauger du regard. Il n'y avait même pas d'animosité chez le plus jeune, mais Jin ne put s'empêcher d'y voir la pointe de mépris que portaient si souvent les cadets pour leurs ainés.
— Jin, au boulot ! cingla la voix stridente de la cuisinière en chef de l'autre côté de la pièce.
Les deux hommes s'échangèrent un dernier regard avant de s'y remettre chacun de son côté.
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Namjoon ne bougeait plus et parmi la foule d'étudiants, il le reconnut. Entre mille, il aurait pu le distinguer. Il ne fit plus un geste, son dos à quelques mètres de là : il ne voyait plus que ça.
Il se demanda ce qu'il devait faire. Un bref instant, Namjoon songea à fuir avant d'être remarqué, à fuir avant que son regard ne le rattrape. Il s'agirait en effet de la meilleure solution, celle la plus cohérente, celle qu'il aurait dû choisir. Seulement, pour une raison qu'il ignorait, il n'écouta pas cette voix intérieure car la confrontation était imminente, car on ne pouvait la retarder, car elle devait arriver. C'était impossible autrement, reculer ne le mènerait jamais à rien.
Namjoon se répéta qu'il lui fallait prendre son courage à deux mains, avancer, le faire enfin. Ainsi, il serait peut-être capable de lui demander les réponses qu'il n'avait jamais eues. Explications, éclaircissements, les parties qui manquaient à l'histoire pour la clore définitivement.
Alors Namjoon fit un pas, juste un pas. Il se figea bien assez tôt, incapable de continuer, il ne le pouvait pas. Venir le voir comme ça n'était pas réfléchi, ce n'était même pas une option tant cette idée était absurde, pas après tout ce temps, pas après ce qu'il lui avait dit, ce qu'il lui avait fait. Laisser le passé là où il était, l'oublier, y dessiner une croix, grande et flamboyante. Il n'avait pas la force de se battre pour un projet vain.
Et la peur de se faire rejeter, ou pire, ignorer, acheva de le faire avancer dans l'autre sens. Tout était dans son dos, ainsi il ne le voyait plus, mais il sentait son regard et imaginait son visage.
Il tenta de trouver une explication à sa lâcheté, une lâcheté si pathétique que Namjoon se dégoutait lui-même.
Cinq ans c'était long. Cinq ans c'était assez pour qu'il puisse le considérer comme un parfait inconnu. Namjoon le connaissait avant, mais plus maintenant. Il n'était même pas sûr de connaître le Yoongi d'il y a cinq ans. Tout ce qui s'était dit à son propos avait été suffisant pour le faire douter d'une personne qu'il connaissait depuis des années, une personne qu'il connaissait en réalité depuis toujours et au fond, même si ça lui faisait mal de l'admettre, une personne qu'il n'avait cessée d'admirer.
Une déception si grande s'était mêlée à une rancune débordante.
Et maintenant qu'il avait vécu tout ceci, il ne pouvait pas revenir ainsi, comme si rien ne s'était passé. C'était trop tard, Namjoon avait fui à ce moment-là et n'avait pas cherché plus loin que les soi-disant faits. Il n'osait même pas imaginer à quel point Yoongi devait lui en vouloir d'avoir fait cela.
Il n'y pouvait rien, après tout, à ce moment-là, il ne savait plus quoi penser. Il était trop faible, il devait s'éloigner, il devait partir loin, il ne pouvait plus tenir là-bas. Yoongi ne l'avait peut-être pas compris, ou du moins, avait perçu cela comme une sorte d'abandon.
C'en était en quelque sorte un que Namjoon refusait d'admettre comme tel.
Un abandon soudain, une fuite rapide, une chute silencieuse.
Ses yeux se baissèrent sur ses baskets usées recouvertes de poussière tout en songeant à une méthode d'approche. Pourtant, il ne s'imaginait pas revenir lui parler comme on le ferait avec un vieil ami, il ne le pouvait tout simplement pas. Lorsqu'il repensait au passé, à toutes les erreurs qu'il avait faites, il se disait qu'il aimerait devenir amnésique et tout oublier, tout lâcher, repartir du point de départ, suivre un autre chemin en ignorant ce qu'il venait d'éviter.
Il se remémora les jeux d'enfants, l'innocence, la gaité, tout ce qu'il voudrait revivre et peut-être ne jamais quitter. Mais il avait grandi, il avait subi les aléas de la vie, il avait pleuré, ses rêves enfantins s'étaient brisés, ses peurs puériles s'étaient métamorphosées et les monstres de ses jeunes années avaient revêtu une apparence humaine.
Leurs ombres planaient sur les murs, leur odeur putride imprégnait les couloirs et leurs crânes s'étaient garnis de cheveux blonds. Un blond pur. Un blond traitre. Un blond taché de souillure et de faux semblants.
En réalité, ce que Namjoon craignait le plus était ce sentiment profondément installé dans ses entrailles. Celui qui étouffait son cœur et qui entravait son corps. Celui qui était là depuis cinq ans, qui s'était ravivé par la simple présence de Min Yoongi.
Le manque.
Ce meilleur ami avec qui il voulait parler, avec qui il voulait profiter de silences apaisants, avec qui il avait vécu tant de choses à jamais réduites en poussière. Le temps les avait recouvertes, les avait brouillées, les avait effacées et Namjoon sentait que ce trou béant dans son être ne cessait de s'élargir.
Plus il s'éloignait physiquement de Yoongi, plus il s'en rapprochait mentalement. Puis peu à peu, un flot de pensées lui vint et il ne put lutter contre cette soif de vérité. Dans la rue vers la résidence universitaire, le ronronnement des voitures ne l'interrompit pas. Et les piaillements des enfants lui arrachèrent les tympans. Il fut rendu sourd l'espace d'un instant, il scruta les jeux sans les voir, tout ce qu'il visualisait était son parc à lui, celui sous la fenêtre de sa chambre, là-bas, chez lui.
Il revoyait les deux balançoires sous les arbres, celles sur lesquelles il se balançait jusqu'à tard le soir, Yoongi à ses côtés. Et ils discutaient, scrutaient la lune, ou souriaient simplement. Il se souvenait de l'effleurement de leurs mains, de la chaleur de leurs paumes l'une contre l'autre, de la douceur de cette amitié qui fleurissait le jour pour mieux rayonner la nuit.
Son regard croisa celui d'un jeune garçon, pas bien haut, pas bien vieux, pas bien silencieux et la lueur de malice dans son regard le lui rappela tellement que Namjoon ne put en supporter davantage. Les secondes défilèrent pourtant, elles résonnaient dans son crâne et criaient un seul mot : fuis. Mais il ne pouvait s'y résoudre ni ne pouvait s'y contraindre, seule la voix de Hoseok le tira de ce rêve éveillé.
Namjoon ne comprit pas bien ses mots, mais le peu qu'il put attraper lui fit lâcher un soupir. Un mélange de regard de pédo, d'hypra glauque et de changement de chambre, il ne fallait pas être un génie pour faire le lien entre ces bouts de phrases.
— Change de chambre, ça fera des vacances.
Le cri outré de son camarade lui arracha un sourire que l'autoproclamé Hobi qualifia d'encore plus psycho. A ce point-là, Namjoon abandonna, si la moindre de ses actions était considérée comme étrange par l'esprit mal placé d'Hoseok, il n'y pouvait rien.
Et l'être bruyant qui lui servait de voisin de lit se mit à lui courir après en l'implorant de ne pas se vexer, comme si le traiter de pédophile qui reluquait les enfants dans les parcs n'était qu'une boutade innocente.
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Sauve-toi [Namgi]
FanfictionLorsque Namjoon était parti, il s'était résolu à tout quitter. Yoongi n'avait plus rien à faire là. Il n'était plus son meilleur ami, il n'était plus rien pour lui. Non. Namjoon ne voulait pas le revoir, ne voulait plus ressentir les souvenirs s'ama...