House of Cards

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Lorsqu'il arriva dans la cafeteria ce midi-là, ses oreilles se mirent à vibrer douloureusement ; Hoseok était si fatigué que cette agitation l'assomma davantage. Il s'arma cependant de son sourire habituel en arrivant au niveau de cette grande tablée. Daehyun lui fit presque une ovation en criant son nom avec enthousiasme et ainsi tout le monde se retourna vers lui en souriant.

On lui désigna la chaise que l'on avait laissée pour lui, un siège de marque en plein centre de la peuplade. En diagonale, il découvrit avec surprise Kim Taeha qui le salua avec le même entrain que les autres avant de continuer son récit interrompu par l'arrivée rythmée d'Hoseok. Toute la grande bande était accrochée à ses lèvres, le moindre de ses mots provoquaient une vague de réactions quelque peu exagérées mais habituelles.

Après tout, elle avait toujours été ainsi, Taeha, le genre de personnes capable d'attirer l'attention avec sa personnalité extravertie, le genre de personne qui pouvait vous passionner par une simple histoire de drague à deux balles.

La jeune femme avait quitté les bancs de l'école pour faire ses stages hospitaliers, ça ne l'empêchait pas pour autant de revenir manger avec eux, ces étudiants de divers horizons qui se réunissaient presque chaque midi sur cette table centrale.

Hoseok laissa échapper un rire en se souvenant de dernier jour de l'année scolaire, ces au revoir larmoyants et déchirants, puis, peu de temps plus tard, ces bonjour enjoués et rythmés lorsque Taeha était entrée avec toute sa prestance dans l'enceinte du réfectoire.

Son sourire rivalisait celui d'Hoseok et c'était surement ce qui faisait d'eux des personnages presque indispensables de cette bande. Celui qu'on surnommait affectueusement 'tête de cheval' s'y plaisait bien ; toute cette bonne humeur, toute cette exaltation joyeuse, il se sentait dans son élément. En y repensant, il avait toujours cherché ce genre de milieu, bien loin de l'atmosphère familiale qu'il fuyait désormais.

C'en fut cependant un rappel qui le figea dans sa bouchée. Il venait à peine de comprendre que le sujet de discussion de Taeha commençait à dériver vers des rives bien connues. En effet, maintenant qu'elle avait raconté à l'assemblée les cas étranges rencontrés aux urgences, il était temps de parler des urgentistes – ou plutôt d'un urgentiste en particulier. Toujours le même, celui sur lequel elle avait flashé et dont elle ne cessait de vanter les mérites. Mais avant de démarrer son récit, elle jeta un regard à Hoseok qui l'encouragea à continuer.

Il appréciait l'attention qu'elle lui portait lorsqu'elle abordait ce sujet-ci, car depuis qu'Hoseok avait fait le lien entre le fameux urgentiste trentenaire et l'ex-mari de sa tante, Taeha se montrait plus vigilante en sa présence. Après tout, il s'agissait surement d'une corde sensible comme tous les divorces pouvaient l'être dans une famille ; elle se rappelait elle-même du cas de ses propres parents qui avaient senti, chacun de leur côté, le poids de leur décision sur leur vie sociale et familiale. Elle jeta un dernier coup d'œil au jeune homme et se lança dans son histoire.

Tout en racontant d'une voix amusée son périple pour attirer l'attention de l'homme – l'ancien oncle de Hoseok. Décidemment, elle n'arrivait pas à l'oublier – elle repensa au jour où Hoseok avait poussé un long aaaah de compréhension ; c'est qu'il lui avait fallu du temps pour se rendre compte de l'identité de l'urgentiste. Pourtant, elle l'avait décrit avec précision et peut-être bien que tant de détails lui avaient fait perdre son auditoire – et donc Hoseok dans la foulée.

Ce ne fut qu'en disant son nom et prénom complet qu'il avait compris. Taeha se souvint très distinctement du froid qui avait glacé ses entrailles lorsqu'elle l'avait entendu dire qu'il s'agissait du mari de sa tante. Mari... Et elle qui n'avait vu aucune alliance à son annulaire ! La déception s'était immédiatement lue sur son visage avant que Hoseok ne se reprenne : ex-mari.

Elle avait été extrêmement gênée de ressentir un tel soulagement devant cet ajout de deux petites lettres, mais elle n'y pouvait rien : c'était plus fort qu'elle, et puis, elle n'y pouvait rien si les deux adultes avaient divorcé. Elle avait joué sa curieuse mais Hoseok ne lui avait jamais réellement répondu. Au fond, elle avait déjà une petite idée de ce qui en était la cause, après tout, quand un couple se séparait, il n'y avait pas trente six mille raisons possibles, et elles tournaient souvent autour de ce beau mot qu'était l'adultère.


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Les gens passaient, les gens repassaient, les gens disparaissaient. Devant ses yeux fatigués, le flux d'étudiants croissait, déferlait dans le couloir, s'abattait dans tous les recoins et Namjoon était là, noyé dans cette masse tumultueuse.

Il se laissa bien entrainer par le courant oui, par lassitude, mais bientôt, il fut forcé de faire demi-tour. Tout tournait, tournait, tournait. Le tourbillon informe de corps, de têtes, de rires, de voix, de cheveux noirs. Et parmi tout cela, il y eut une touffe blonde, et parmi ceux-là, il y eut le calme et un corps et une tête et pas même un sourire.

Lentement, il se sentit dériver vers l'immobile jeune homme, puis le heurta et l'un comme l'autre se firent emporter dans la marée d'inconnus, seulement tous les deux, dans un silence de plomb qui les ancra bientôt au sol et les statufia parfaitement. Les vagues les évitaient, de part et d'autre, on s'écartait d'eux, on allait s'agiter ailleurs.

Namjoon respira une nouvelle bouffée d'air saturé de menthe ; il n'y avait rien, rien qu'eux, il s'en rendait compte avec stupeur, presque avec frayeur. Il était seul face à Yoongi, seul pour se défendre de ses crocs. Une voix d'enfant retentit dans son esprit, le cri que les monstres pousseraient – d'après l'ainé – en s'approchant de Namjoon.

Il ferma les yeux et sembla les rouvrir sur une scène si lointaine. Les souvenirs n'étaient jamais oubliés, ils revenaient par à-coups de temps à autre, ils se remontraient à lui sous une forme presque fidèle à la réalité, la réalité qu'il voyait étant enfant. Une réalité qui se déformait sous son regard de jeune adulte.

Lorsque Yoongi dévoila de belles dents blanches acérées – prêtes à déchirer sa peau – en poursuivant Namjoon dans une allure effrénée. Petit mais rapide. Il l'avait toujours été. Quand ils jouaient à ce jeu-là, le plus âgé était toujours le gagnant et lui, toujours le perdant.

Lorsque les feuilles mortes étaient écrasées de cette manière-là, elles produisaient un bruissement caractéristique. Ils couraient, couraient, couraient ; et la forêt se refermait sur eux, leur souffle s'emprisonnait dans leur gorge pour les faire lentement suffoquer. Mais Namjoon était toujours le premier à céder, à tomber au sol, les larmes aux yeux, le cœur au bord des lèvres et la peur au ventre.

Il avait de nouveau failli, il le sentait en saisissant la main cloquée que lui tendait victorieusement Yoongi. Ce sourire-là était resté gravé dans sa mémoire, petit sourire en coin satisfait, moqueur, sardonique même. Il se souvint de la pluie qui s'était écrasée en grosses gouttes sur le haut de leur crâne à la fin de cette chasse humaine, il se rappelait de leur chute tranchante qui s'abattait tout le long de leur front et de leurs joues.

Quel affreux souvenir.

L'orage d'une énième sonnerie résonna dans le couloir, sonnant la fin de ses rêveries. Yoongi était là, même statue immobile que quelques minutes auparavant. Ils furent de nouveau submergés par une nouvelle vague, forte et destructrice, il perdit bientôt de vue le jeune homme. Yoongi disparut dans la foule, aussi silencieux qu'un roc.

Mais l'éclat de ses dents, Namjoon l'avait vu. Un sourire déformé qui provoqua un relent de frissons dans son corps. Au fond, qu'est-ce que tout cela voulait dire ?

Sauve-toi [Namgi]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant