𝕮𝖍𝖆𝖕𝖎𝖙𝖗𝖊 26

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Noctaline faisait partie du clan des guérisseuses. Ses ancêtres, qui, pour la plupart descendaient des déesses de la terre et de l'eau, avaient développé ce don et l'avaient fait grandir de génération en génération, transmettant à leur descendance leurs connaissances et leur sagesse. Si son clan était respecté, il restait assez secret, l'herboristerie et la maîtrise des baumes et des onguents étant un art trop délicat pour être enseigné à tout autre qu'un guérisseur, ces préparations n'étant que le vecteur de leur magie unique. Malgré son grand âge, elle allait donc seule aux abords de la forêt des bêtes, à la recherche d'herbes médicinales et magiques qui poussaient çà et là et de pierres précieuses aux vertus particulières.

Elle avait passé la semaine chez sa fille qui venait de donner naissance à un petit garçon joufflu et profitait du trajet de retour jusqu'à son village pour faire le plein d'ingrédients. Elle prévoyait un voyage de plusieurs jours à cheval, en prenant son temps, et ne voyait pas l'intérêt de se hâter, son époux les ayant quittés plusieurs années plus tôt et vivant seule dans sa maison de campagne. Allant et venant entre la lisière de la forêt et l'océan, elle profitait du temps radieux et doux, chose courante en hiver mais ô combien agréable en comparaison des fortes chaleurs qui les accablaient souvent en été. S'approchant de la plage rocailleuse qui couvrait l'est de l'île de Ferys, elle cherchait au sol des pierres volcaniques, de petits galets ronds et sombres, plus lisses que du verre et presque aussi transparents, ayant pour particularité de conduire la magie. Elle avançait doucement, le regard fixé sur le sol pour ne rien laisser passer, tirant derrière elle par sa longe son cheval qui portait ses sacs.

Elle s'arrêta pourtant bien vite. A ses pieds, gisait ce qui semblait avoir été une voile de toile brute. Il était inhabituel que les restes des bateaux qui s'aventuraient dans l'Océan des Perdus s'échouent de ce côté-ci. On ne les voyait que rarement, ou alors par petits morceaux, éjectés par la tempête au loin comme un rapace le ferait avec les restes de son repas. Une voile de cette taille, un peu déchirée, certes, mais tout de même reconnaissable, c'était bien autre chose. Noctaline saisit donc l'étoffe rude et durcie par le sel entre ses mains et la leva à hauteur de ses yeux fatigués par les années pour l'examiner de plus près. Elle ne sentait aucune magie dans ses fibres, aucun sortilège ou enchantement. Elle ne s'expliquait donc pas l'état de ce tissu. Haussant les épaules devant cette énigme qu'elle ne pensait pouvoir résoudre dans l'immédiat, elle se résolu à ranger la voile dans un des paniers de son cheval et à continuer ses recherches.

Seulement, en se retournant, ce qu'elle vit la fit changer d'avis. Derrière un amas de rochers, elle entrevoyait des planches et ce qui devait être un mat, brisé mais toujours droit. Les restes d'un bateau, presque entier, se trouvaient là, à quelques mètres d'elle à peine. Elle les aurait vus plus tôt si elle n'avait eu les yeux baissés sur ses pieds comme une gourde ! S'avançant avec prudence sur les pierres glissantes et coupantes per endroit, elle rejoignit l'épave déchiqueté qui avait atterri sur la plage de galets.

Caressant du bout des doigts les planches courbes qui provenaient de la coque, presque entièrement détruite, elle s'avança au milieu des débris. Elle n'avait jamais rien vu de tel, malgré son grand âge, et sa curiosité naturelle prenait facilement le pas sur la prudence inhérente à la vieillesse et à ses affres. Si son dos lui faisait mal et ses articulations protestaient, son esprit, lui, était parfaitement éveillé. Elle pouvait constater que le bateau n'était pas grand, à peine de quoi contenir une trentaine de personnes et leurs bagages. Léger et fin, il devait être conçu pour une maniabilité optimale, sur de courtes distances, et non de longs voyages en mer. Sa présence, dans un tel état, était d'autant plus intrigante. Elle contourna l'épave et chercha parmi les débris le signe d'un éventuel cadavre mais poussa un cri sonore devant le spectacle qui se jouait devant elle.

Sur le sable, une jeune femme aux cheveux sombres, gisait, allongée sur le côté. Sa robe avait vécu des jours meilleurs et sa longue chevelure formait des nœuds improbables, recouvrant son visage et le haut de son corps. Elle ne bougeait pas, semblant à peine respirer. Mais ce qui avait choqué Noctaline au point de l'effrayer, c'était l'eau et le sable. La mer formait, au dessus de la jeune femme, une vague permanente et, se mêlant au sable, lui fournissait une ombre persistante. Jamais elle n'avait vu cela et elle n'avait jamais eu connaissance qu'une sorcière, quelle que soit l'étendue de ses pouvoirs, ait pu un jour contrôler les forces de la nature en étant plongée dans l'inconscience. La vieille femme observait ce phénomène incroyable, incapable de détacher son regard de la forme de l'eau, ondulation parfaite et stable, dont seul le tournoiement du sable, dansant sous ses yeux, trahissait le mouvement. Elle s'approcha d'un pas encore et, à son grand étonnement, la vague se retira, révélant à la lumière le corps de la jeune endormie.

Suivant des yeux l'eau qui se retirait, elle aperçu au loin une harde d'orques, tournant sur place. Il était rare de voir ces animaux stagner au même endroit et cela poussa la vieille femme à s'interroger sur l'identité de l'inconsciente et sur la façon dont elle avait atterri sur cette plage escarpée. Elle ne doutait pas que les orques, gardiens de l'océan, étaient pour quelque chose à sa survie et à son arrivée sur cette plage. Si cette pauvre enfant s'était aventurée dans la tempête qui protège l'île, ils avaient peut-être décidé de la ramener en sécurité sur ces berges... Etonnant mais pas impossible.

Elle s'approcha de la jeune endormie et l'inspecta de plus près. Elle respirait difficilement mais était en vie. Elle la secoua doucement, cherchant à ne pas la brusquer mais essayant tout de même de la réveiller, en vain. A part un faible gémissement, elle n'eut aucune réaction. Soupirant, Noctaline se résolu à l'emmener avec elle. Tant pis pour la cueillette, la vie de la jeune femme était peut-être en danger et, de plus, découvrir son identité devenait urgent si elle devait rester parmi les féryans. Le peuple de la Lande était peut-être pacifique, mais il ne prenait pas de risques quand à sa sécurité. Un humain, aussi faible soit-il, pourrait causer bien des dégâts s'il venait à survivre à la protection marine que les anciennes avaient mise en place. La panique le gagnerait, il pourrait devenir violent...

Attirant son cheval à elle, elle hissa la jeune fille sur la selle et la fit tenir tant bien que mal en équilibre le temps de prendre place à son tour. Talonnant ce qu'elle pouvait, elle guida sa monture au grand galop le long de la forêt, espérant ainsi gagner les terres de la capitale où se trouvait son village et trouver le conseil. Elle râlait dans sa barde en s'aventurant sur la côte, délaissant le chemin tortueux qui bordait la forêt pour tracer sa route à travers les rochers branlants et les herbes folles dont les graines et les épines s'accrochaient à sa robe et au crin de son cheval, même en traversant le pont glissant qui surplombait la rivière. Elle ne s'arrêta que pour manger un peu et le laisser se reposer, reprenant sa route de nuit pour ne pas perdre de temps. Elle se refusa à dormir, se disant que la rescapée pouvait tomber à tout moment, si profondément qu'elle était enfoncée dans son coma, le galop et ses secousses ne l'ayant pas même réveillée une seconde. Espérant avoir les herbes qu'il fallait chez elle, elle ne ralentit le pas qu'une fois en vue de sa maison.

Le soleil allait bientôt se lever lorsqu'elle mit pied à terre et traina l'inconsciente jusque dans la maison. Elle se dépêcha d'aller puiser de l'eau à la rivière toute proche et s'activa à préparer de quoi réveiller son invitée. Ecrasant le ginseng dans un mortier, elle y ajouta du tulsi séché qu'elle dénicha dans un de ses nombreux placards et fit mijoter le tout dans un petit chaudron. Elle ajouta à la mixture en ébullition des graines de guarana ainsi que du taparon, une herbe présente uniquement sur l'île et qui a la vertu de soigner les maux de l'esprit. Broyant quelques ambres et un peu de magnétite pour en faire une fine poudre, elle finit par égoutter sa mixture et la mélanger à la poudre pour en faire une pâte odorante assez sombre qu'elle étala sur le front de la jeune femme encore endormie. Apposant ses mains sur la pâte, elle pria dans la langue ancienne les dieux d'autrefois, les implorant de bien vouloir lui prêter leur magie. Sentant ses forces parcourir son corps, elle redirigea cette énergie vers ses mains qui s'illuminèrent. Une douce lumière blanche en émanait, irrigant la décoction qui irradia de magie.

Mayna reçu ses pouvoirs de tout son être et, résistant de peu à l'envie de sombrer à nouveau dans l'inconscience, se réveilla totalement, ouvrant les yeux pour découvrir un visage inconnu qui la fixait dans l'ombre.

⸙ Faeria ؞ Fille de la Forêt ⸙Où les histoires vivent. Découvrez maintenant