𝕮𝖍𝖆𝖕𝖎𝖙𝖗𝖊 03

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Damian était passé du soulagement à hébétement en quelques minutes. Le matin, lorsqu'il avait traversé la cour et avait rejoint Mayna, il avait pu constater qu'elle ne présentait aucun signe de maladie. Il se dit qu'elle avait dû, comme cela arrivait parfois, s'étrangler momentanément avec sa propre salive alors qu'elle parlait et avait rassuré la jeune femme sur son état. Elle lui avait adressé un sourire lumineux, digne d'un ange, qui lui avait réchauffé le cœur, faisant encore grossir ce sentiment étrange, qui l'emplissait du plaisir qu'il avait de savoir sa tâche parfaitement accompli, mais également d'une culpabilité grandissante. Il avait passé un moment avec elle, à lui apprendre les noms et les utilisations des différentes plantes qu'on pouvait trouver en forêt. Le livre de gravures qu'il avait subtilisé dans la bibliothèque de l'empereur alors qu'il prenait son bain quotidien l'avait bien aidé. Elle avait mangé avec appétit la maigre soupe et la miche de pain qu'il lui avait apportées puis s'était assise à même le sol de pierre glacé de sa cellule pour boire ses paroles. Sa capacité d'apprentissage le surprenait encore.

Il l'avait quittée à reculons, luttant pour détacher son regard du corps de la jeune femme, le visage tourné vers la seule lucarne de la pièce, plusieurs mètres plus hauts, puis s'était rendu aux cuisines pour y déposer le plateau et la vaisselle du jour. Il eut toutes les peines du monde à cacher sa surprise en apprenant que l'empereur en personne le faisait appeler dans son bureau privé. Personne ne venait visiter l'empereur dans son bureau. Seuls les grands généraux, cinq hommes au total, étaient autorisés à pénétrer dans cette pièce. Il avait rejoint le couloir, la tête basse, tripotant ses mains comme un enfant pris en faute, ne sachant trop ce qui l'attendait, et s'était présenté devant les gardes armés qui veillaient sur la seule porte du bureau. Après quelques coups frappés, le maître était venu lui-même l'inviter à entrer et avait refermé sur eux le lourd battant qui ne s'ouvrait que de l'intérieur une fois que la clef unique et personnelle de l'empereur eut été glissée dans la serrure.

S'avançant à petits pas, ses yeux se posant sur la large bibliothèque qui occupait tout un pan de mur et couverte d'ouvrages anciens reliés de cuir épais et parfois décorés d'or fin, sur les meubles magnifiquement ouvragés qui abritaient derrière leurs vitrines de verre des objets tous plus étranges les uns que les autres et dont il ignorait l'utilité et même ne serait-ce que le nom, sur le bureau en bois de rose couverts de papiers et de livres ouverts qui se dressait devant lui puis, enfin, sur le maître lui-même alors qu'il prenait place dans son siège tournant, Damian paniquait. Il était resté debout durant tout le discours du maître, ne sachant que faire de son corps, se laissant gagner par la perplexité à mesure que les informations parvenaient jusqu'à son esprit. Il n'arrivait pas à accepter la décision de son maître. Il savait qu'il devait obéir, car après tout, il n'était que domestique et pour survivre, pour manger, pour entretenir le maigre lopin de terre qu'il possédait, il devait gagner son salaire quotidien, il le savait. Mais c'était bien trop pour lui.

Non, il ne pouvait accepter de participer à cela. Il avait passé trop de temps à s'occuper d'elle, il ne pouvait trahir la confiance de Mayna, même s'il avait été informé dès le départ que sa tâche avait une durée limitée, que ce jour viendrait où elle devrait sortir de sa cage et être offerte au maître, que sa vie jusque là acceptable malgré la précarité de sa condition prendrait alors ce tournant dramatique et cruel. Il le savait. On l'avait informé de la raison de sa présence dans la tour. Il avait été prévenu qu'elle serait sacrifié et il avait accepté sa mission, sa tâche de geôlier, de nourrice, de traître, sans sourciller, sans ressentir la moindre culpabilité car, après tout, elle n'était qu'un butin de guerre comme les autres, un nourrisson à l'époque, certes, mais un simple trophée dont le maître s'était, pour on ne sait quelle raison, accordé. Et puis, il devait regagner l'honneur perdu par ses aïeux, son père, le traître, qui avait désobéi à l'empereur, laissant ainsi s'échapper un prisonnier qui leur avait coûté huit soldats ainsi deux lieues d'avancée pendant la guerre. Le faible. Lui, Damian, fils de Dolmian, devait sauver sa lignée. Il le savait.

Mais les vingt années qu'il avait passées auprès d'elle, à gagner sa confiance, comme on le lui avait demandé, à veiller sur elle, comme on le lui avait demandé, à la protéger, comme on le lui avait demandé, à veiller à sa santé et à sa bonne croissance, comme on le lui avait demandé... Oui... Ces années avaient fait de lui un autre homme. Il avait vu le bonheur dans les yeux de la jeune femme, à chaque fois qu'il passait la porte, lui qui n'avait aucune famille, aucune femme qui l'attendait à son retour à la maison, il avait vu l'admiration et l'affection dans son regard, dans ses gestes, chaque fois qu'il restait avec elle pour lui parler du monde extérieur, il avait senti ce lien indéfinissable se tisser entre eux. Il avait quelqu'un qui comptait pour lui et surtout qui comptait sur lui. Avant Mayna, jamais il n'avait été aussi épanoui, aussi heureux. Il ne la trahirait pas.

Bien que sa décision fut prise avant même que l'empereur n'eut terminé son discours, il n'en laissa rien paraître, se contentant d'acquiescer, sachant qu'il aurait jusqu'au soir pour trouver un plan et le mettre à exécution. Oui, avant ce soir, Mayna devait retrouver sa liberté. Elle devait fuir. Il réfléchissait déjà à une suite d'actions pouvant mener à la libération de la jeune captive quand l'empereur le reconduisit à la porte du bureau et la refermait derrière lui. Le visage un peu blême, il rejoint sa maison, passant par la cour dans laquelle il se risqua à lever les yeux vers l'unique fenêtre qui venait briser le pourtour lisse et sans imperfection du bâtiment, cherchant vainement du regard un signe qui lui indiquerait la présence de son amie. Peine perdue, près de six mètres de hauteur séparaient la captive de la lucarne, quand elle était dressée sur les pieds, les mains tendues vers le plafond. Il détourna les yeux et poursuivit sur quelques centaines de mètres son chemin jusqu'à sa demeure, caressant par habitude la tête de son chien avant de passer la porte et de se laisser choir sur le divan qui occupait le hall d'entrée.

Ilrepensa à tout ce qu'il savait. Le palais, la disposition des pièces, des murs,des portes, des passages dérobés, les tours de garde, les sentinelles, lepersonnel. Puis, l'empereur, ses habitudes, son emploi du temps, sa ponctualitépresque maladive et ses manies dont il n'avait jamais fait l'effort de sedéfaire. Mayna, ce qu'il lui avait appris et qu'il était certain qu'elle avaitretenu. Au double des clefs du donjon qu'il avait fait faire au forgeron duvillage voisin, se sachant parfois étourdi et ne voulant en aucun cas devoirexpliquer au maître qu'il n'avait pu accomplir sa tâche pour avoir perdu lesclefs. Il réfléchit longtemps. Si longtemps qu'il ne se rendit pasimmédiatement compte que le jour commençait à décliner et sursauta quand il compritenfin qu'il devait se hâter.

⸙ Faeria ؞ Fille de la Forêt ⸙Où les histoires vivent. Découvrez maintenant